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ADOPTION

tune de celui qui l’adopte ainsi. Cette espèce d’adoption, qui est une des formes dont la bonté et la charité peuvent s’exercer, a existé dans tous les temps et chez tous les peuples. Dans le sens juridique, l’adoption est un acte qui, moyennant certaines conditions déterminées par la loi, établit entre l’adoptant et l’adopté les rapports civils de filiation, en sorte que l’adopté acquiert, en tout ou en partie, les droits d’un enfant légitime. Nous trouvons l’adoption juridique chez plusieurs peuples anciens, par exemple, les Indiens, les Grecs, les Romains. P. Viollet, Précis de l’histoire du droit français, Paris, 1886, p. 401, 402. Pour les Romains, voir en particulier Code de Just., VIII, xlviii ; Instit., i, xi ; Dig., i, vii. Quand l’adoption procure à l’adopté tous les droits d’un enfant légitime, en sorte qu’il entre dans la famille de l’adoptant, et que là il occupe le rang et acquiert les privilèges d’un enfant né en mariage, elle est dite parfaite : telle était l’adoption romaine, surtout avant la réforme profonde opérée sur ce point par Justinien. Plus l’adoption s’éloigne de ce type, plus elle est imparfaite, et tend à se confondre avec l’adoption de bienveillance dont nous avons parlé. Toutefois l’adoption juridique ne se conçoit guère sans un droit de l’adopté sur la succession de l’adoptant ; car ce droit étant essentiel et, pour ainsi dire, sacré pour tout enfant légitime, si l’adopté n’en jouit pas, son adoption sera plutôt la simple adoption de bienveillance. Même en droit français, où l’adoption s’éloigne pourtant si notablement de l’adoption romaine parfaite, elle confère à l’adopté un droit strict sur la succession de l’adoptant.

Les Hébreux avaient-ils cette adoption juridique, produisant au moins, en faveur de l’adopté, le droit de succession sur les biens du père adoptif ? Nous ne le croyons pas. La loi de Moïse garde le plus profond silence sur ce point, la langue hébraïque n’a pas de nom pour signifier cet acte ; le mot grec υἱοθεσία, qui signifie « adoption », ne se trouve pas une seule fois dans la traduction des Septante ; en dehors des Épitres de saint Paul, ce mot ne se rencontre pas non plus une seule fois dans les écrits du Nouveau Testament. Quand saint Jean veut nous dire que nous sommes les enfants (évidemment adoptifs) de Dieu, il dit simplement que nous sommes appelés et que nous sommes les enfants de Dieu. I Joa., iii, 1. Cela prouve que dans la Palestine, où les écrivains du Nouveau Testament avaient reçu leur éducation, on n’était pas accoutumé à l’idée d’adoption, dont peut-être même on ne connaissait pas le nom. Que si saint Paul, comme nous le dirons tout à l’heure, a employé plusieurs fois le mot grec υἱοθεσία, c’est qu’étant né en Cilicie, il avait reçu une éducation en partie grecque, et avait pu ainsi se familiariser avec les idées et la langue des Grecs, qui connaissaient et pratiquaient l’adoption. Les Hébreux ne connaissaient donc pas l’adoption juridique ; du reste elle aurait pu troubler l’ordre de succession établi par Moïse avec tant de précision, dans le but de garder toujours les biens dans la même tribu et, autant que possible, dans la même famille. D’après Num., xxvii, 8-11, l’héritage du défunt passe à ses fils ; s’il n’a pas de fils, à ses filles ; s’il n’en a pas non plus, à ses frères ; à leur défaut, à ses oncles, et enfin à ses plus proches parents. Or, si les Juifs avaient adopté, ils auraient pu librement et facilement bouleverser ce bel ordre, et peut-être faire passer les biens dans une autre tribu. C. B. Michaelis, De ritualibus Scripturæ Sacræ ex Alcorano illustrandis, § xi.

Mais d’où vient que les Hébreux n’ont pas connu l’adoption ? La réponse est facile : c’est que le besoin ne s’en est pas fait sentir. Quel est le but de l’adoption ? Son but principal, c’est de suppléer le mariage, c’est-à-dire de donner des enfants à ceux qui n’en ont pas, afin qu’ils aient, eux aussi, un soutien dans leur vieillesse et un successeur de leur nom et de leur fortune. Les Hébreux n’ont pas eu besoin de ce supplément : ils avaient la polygamie ; si un premier mariage était infécond, un second venait combler le vide. C’est ce que nous voyons plusieurs fois dans la Sainte Écriture : Sara, étant stérile, prie Abraham de prendre sa servante Agar ; c’était un second mariage, de condition inférieure, de second ordre, mais légitime, Gen., xvi, 2 ; Rachel, n’ayant pas d’enfants, donne à Jacob sa servante Bala. Gen., xxx, 4 ; cf. 9. Aussi voyons-nous que dans les pays de polygamie l’adoption est peu ou point connue ; les Arabes, comme leurs voisins de Palestine, étaient polygames ; ils ne connaissaient point l’adoption. Le Koran ne fait aucune mention de l’adoption juridique ; il fait seulement allusion à une certaine adoption de bienveillance, qui produit un lien bien faible entre l’adoptant et l’adopté, puisque Mahomet défend de donner à l’adopté le nom de l’adoptant, et qu’il permet à celui-ci d’épouser la femme répudiée de son fils adoptif. Il n’est question du reste, pour l’adopté, d’aucun droit de succession sur les biens de l’adoptant. Koran, ch. xxxiii, 4-5, 37. On lit cependant dans l’Écriture quelques textes ou faits qui semblent se rapporter plus ou moins à l’adoption. Nous devons maintenant les expliquer :

1° Nous trouvons trois fois dans l’Ancien Testament, dans la Vulgate, le mot « adopter » : « Elle [la fille du pharaon] l’adopta (adoptavit) [Moïse enfant] comme fils. » Exod., ii, 10. « Son père et sa mère [d’Esther] étant morts, Mardochée l’adopta (adoptavit) pour fille. » Esther, ii, 7. « [Esther] que Mardochée avait adoptée (adoptaverat) pour fille. » Esther, ii, 15. Mais le mot adoptare n’est pas dans le texte original ; ainsi que nous l’avons déjà dit, la langue hébraïque n’a pas de mot pour désigner l’adoption ; dans le premier texte, il y a : Vayekî lâh lebên, « et il fut pour elle comme un enfant ; » dans le second, on lit : Leqâḥàh Mordekaï lô lebaṫ, « Mardochée la prit pour lui comme fille ; » dans le troisième :’Úėr lâqan lô lebaṭ, « [Esther] que Mardochée prit pour lui comme fille. » Or ces expressions vagues et générales peuvent très bien s’entendre de cette simple adoption de bienveillance dont nous avons parlé, laquelle ne produisait aucun droit pour l’adopté.

2° Nous lisons, Gen., xlviii, 5, ces paroles dites par Jacob à son fils Joseph : « Vos deux fils, Éphraïm et Manassé, que vous avez eus en Egypte, avant que je vinsse ici avec vous, seront à moi, et ils seront mis au nombre de mes enfants, comme Ruben et Siméon. » Ainsi Jacob accepte comme siens les deux enfants de Joseph, et leur assigne à chacun une part d’héritage, comme à Ruben et à Siméon : ce qui fut, en effet, exécuté ; car, dans le partage de la Terre Promise, sous Josué, Jos., xvi, xvii, une seule part fut assignée à chacun des frères de Joseph, tandis que Joseph eut deux parts dans la personne de ses deux fils, Éphraïm et Manassé. Or n’est-ce pas là la véritable adoption avec un droit de succession sur les biens de l’adoptant ? — Non, ce n’est pas l’adoption ; c’est l’exercice d’un pouvoir, qu’avait le père de famille, de transporter, pour une cause très grave, le droit d’aînesse de son fils ainé sur un autre enfant. Ce droit ou cet usage est clairement supposé par le texte du Deutéronome, xxi, 15-17, qui le confirme. Ruben était le fils ainé de Jacob ; mais il s’était uni à Bala, épouse secondaire de son père, Gen., xxxv, 22. Irrité contre lui, Jacob lui refuse sa bénédiction et la transporte sur Joseph, Gen., xlix, 4, 22-26, qui fut ainsi constitué premier-né légal de la famille, et obtint par là même le droit à deux parts d’héritage, droit propre des fils aînés. Telle est l’explication que donne de ce passage célèbre l’auteur des Paralipomènes. I Par., v, 1-2.

3° La loi juive du lévirat (voir ce mot) a des rapports avec l’adoption. D’après cette loi, quand un Juif meurt sans enfants, le frère puîné doit épouser la veuve du défunt, afin de donner ainsi un héritier à son frère ; en effet, l’enfant premier-né prend le nom du défunt et recueille ses biens. On le voit, ce sont les effets de l’adoption. Aussi saint Augustin, Quæst. in Heptat., v, 46, t. xxxiv, col. 767, et après lui d’autres saints docteurs ou théologiens donnent le nom d’adoption à cette disposition de la loi mosaïque. Mais il est évident qu’il n’y a là de l’adoption que le nom.