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ACCOMMODATICE (SENS)

Quale gaudium mihi erit, qui in tenebris sedeo et lumen cœli non video ? Par suite de son adaptation à une autre circonstance, le texte perd-il son sens naturel et a-t-il une signification nouvelle, il n’y a plus qu’une simple allusion à l’Ecriture, une coïncidence de sens entre une parole divine et l’expression d’une pensée humaine. La sœur du duc de Montmorency, décapité par ordre de Richelieu, s'écriant, diton, à la vue du tombeau de ce cardinal : Domine, si fuisses hic, frater meus non fuisset mortuus, employait ainsi les paroles des sœurs de Lazare à Jésus. Joa., xi, 21 et 32. C’est aussi par allusion qu’on applique souvent à la contagion des mauvaises compagnies le ꝟ. 20 du psaume xvii : « Vous serez bon avec les bons et mauvais avec les mauvais, » adressé littéralement à Dieu, qui est miséricordieux envers les bons et sévère à l'égard des méchants. Ces deux procédés d’accommodation sont parfois réunis. La parole Mirabilis Deus in sanctis suis, Ps. lxvii, 36, relative aux prodiges accomplis par Dieu dans son sanctuaire, est souvent entendue de la sorte des merveilles de grâce opérées dans les saints.

De soi, l’accommodation qui conserve à l'Écriture son sens premier est plus légitime que la simple allusion, qui souvent, selon le mot de saint François de Sales (voir son Esprit, IIe part., ch. xiii), est une « détorse » du texte sacré. Toutefois le concile de Trente, sess. IV, décret, de editione et usu Sacrorum Librorum, a interdit formellement toute application de la parole divine à des sujets profanes. Au xvie siècle, la Sainte Écriture était employée à des bouffonneries et à des contes, à de vains discours et à des flatteries, à des détractions, à des superstitions, à des enchantements impies et diaboliques, à des divinations et à des sorts ou libelles diffamatoires. Afin de réprimer cette témérité, les Pères du concile prohibèrent ces irrévérences et celles qui leur ressembleraient, et ordonnèrent aux évêques de punir, selon le droit et leur appréciation, les auteurs d’un tel mépris et de telles profanations. L’instruction de Clément VIII aux correcteurs de livres signale comme digne de correction l’emploi de l'Écriture à un usage profane. Les moralistes l’appellent « un sacrilège réel, l’abus d’une chose sacrée », et saint François de Sales, malade, reprit vivement son médecin, qui appliquait à la préparation d’un remède les paroles de Jésus à Pierre : Quod ego facio, tu nescis modo ; scies autem postea. Joa., xiii, 7 : « Vous profanez la Sainte Écriture en l’appliquant à des choses profanes ; un chrétien ne doit employer la parole de Dieu que pour des choses saintes, et avec un grand respect. » Cependant toute accommodation de l'Écriture à un sujet profane n’est pas répréhensible au même degré. Une fine plaisanterie est moins condamnable qu’une grossière bouffonnerie, une habile allusion qu’un lourd jeu de mots. Les casuistes autorisent à citer dans la conversation, par manière de proverbe, une pensée générale, telle que Melior est obedientia quam victimæ, I Reg., xv, 22 ; à rapporter un exemple ou une comparaison bibliques, qui gardent hors du contexte leur sens véritable.

Mais, en règle générale, l’accommodation de l'Écriture n’est permise que dans les sujets de piété et dans un but d'édification. Les auteurs inspirés, en de rares circonstances, I Mach., i, 41, et Tobie, ii, 6, pour Amos, viii, 10 ; I Mach., i, 57, pour Daniel, ix, 27 ; Matth., vii, 23, pour Ps.vi, 9 ; Matth., x, 36, pour Michée, vii, 6 ; Luc, xxiii, 30, pour Osée, x, 8 ; Apoc, xi, 4, pour Zach., iv, 14, ont détourné de leur sens primitif certaines paroles des Livres Saints, et donné à leur pensée l’expression dune autre pensée divine. Les écrivains ecclésiastiques ont suivi leur exemple, et largement usé des applications libres, des adaptations du texte sacré. Elles abondent dans leurs ouvrages, et Théodore de Mopsueste, In Epist. ad Rom., iii, 12, t. lxvi, col. 793, assure que cet emploi de la Sainte Écriture était très fréquent de son temps dans les sermons.

Il s’est perpétué dans la prédication de tous les siècles, et l'Église elle-même l’a consacré dans sa liturgie. L'éloge des patriarches est emprunté à l’Ecclésiastique pour louer les confesseurs pontifes et non pontifes. Acosta, De vera Scripturas tractandi ratione, l. III, c. vi, vii et xi, a recueilli un certain nombre d’exemples de semblables accommodations. Antiennes, psaumes, capitules, leçons et répons du bréviaire ; introïts, graduels, traits, offertoires, communions, parfois mêmes épîtres et évangiles du missel, sont des applications du texte sacré à l’objet des fêtes. Sans déroger au respect dû à la parole divine, cet emploi de l'Écriture excite la piété des lecteurs et des auditeurs. La partie matérielle elle-même des propositions de l'Écriture possède une sorte de vertu divine. Deviennent-elles le véhicule et l’expression de pensées et de sentiments humains, elles produisent encore des effets divins dans les âmes. Les homélies de saint Bernard, composées, pour ainsi dire, de centons extraits des Livres Saints, ont une onction et une saveur de piété particulières.

Toutefois l’accommodation du texte sacré à des sujets religieux a ses règles et n’est légitime que moyennant certaines conditions. Avant tout, il est évident qu’il ne faut jamais présenter le sens accommodatice comme le sens véritable de l'Écriture. Il n’a aucune valeur dogmatique, ne peut établir un point de foi ou de morale obligatoire, ni servir par conséquent à la démonstration d’une thèse. L’employer, c’est énoncer dans les termes qui expriment une pensée du Saint-Esprit une proposition étrangère, dont le Saint-Esprit n’est pas responsable. Cette proposition n’obtient pas par là une force nouvelle. Aussi saint Jérôme, In Matth., l. II, xiii, 33, t. xxvi, col. 91-92, blâme-t-il les écrivains qui voulaient prouver le dogme de la sainte Trinité par la parabole des trois sacs de farine qu’une femme met en pâte, parce qu’ils y voyaient une figure de la pluralité des personnes dans l’unité de la nature. Les Donatistes démontraient par ce texte : Indica mihi ubi pascas, ubi cubes in meridie, Cant., i, 6, qu’eux seuls représentaient en Afrique la véritable Église. Saint Augustin, De unitate Ecclesiæ contra Donatistas, xxiv, 69, t. xliii, col. 441, se moque à bon droit de leur argumentation.

L’application du texte sacré doit toujours être naturelle, fondée sur une analogie au moins lointaine, être d’une justesse frappante et pleinement satisfaisante pour l’esprit. Une adaptation risquée, quoique pieuse, est à tout le moins une faute de goût ; parfois même elle devient un sujet de risée pour des lecteurs ou des auditeurs exigeants. La prudence et une sage réserve feront donc éviter de donner aux paroles saintes une signification contraire au sens littéral, ou trop éloignée de ce sens, ou qui n’aurait avec elles d’autre rapport que le son matériel des mots. Saint François de Sales voulait qu’on commençât par expliquer le sens littéral. « Autrement, disait-il, c’est bâtir le toit d’une maison avant d’en jeter les fondements. L'Écriture Sainte n’est pas une étoffe qu’on puisse tailler à son gré pour s’en faire des parements à sa mode. » Ne serait-ce pas un blasphème d’appliquer au sacré Cœur de Jésus ce verset : Accedet homo ad cor altum, et exaltabitur Deus, Ps. lxiii, 7-8, ou à la sainte Vierge ce passage du psaume x (hébreu), 15 : Quæretur peccatum illius et non invenietur, qui décrivent l’insondable malice des pécheurs et la gloire que Dieu retirera de leur punition ? Entendre des instruments de pénitence ces paroles : Apprehendite disciplinam, nequando irascatur Dominus, Ps. ii, 12, qui exhortent les hommes à recevoir le joug du Messie, s’ils ne veulent irriter le Seigneur, serait excessif. L’abus, dans ces cas où l’allusion n’est que verbale, provient souvent de l’ignorance du vrai sens de l'Écriture, ou du ridicule désir de faire parade de bel esprit dans les citations scripturaires. Les prédicateurs du xviie siècle n’ont pas toujours su éviter ce défaut. Sur l’emploi du sens accommodatice de l'Écriture dans la chaire chrétienne, voir Longhaye, La prédication, grands maîtres et grandes lois, Paris,