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2. ABRAHAM (le sein d') est une locution métaphorique en usage parmi les contemporains de Jésus-Christ, pour designer le lieu dans lequel les âmes saintes, sorties de ce monde, jouissaient du repos et du bonheur. « Si vous ne voulez point plaisanter ou vous tromper puérilement, écrivait saint Augustin à Vincentius Victor, qui prenait cette expression au sens littéral propre, entendez par le sein d’Abraham le lieu de repos éloigné et caché où est Abraham. » De anima et ejus origine, 1. IV, c. xvi, n° 24, t. xliv, col. 538. Dans la langue des rabbins, « être dans le sein d’Abraham, » beḥêqô šél ʾAbraham, signifiait être heureux après la mort. Lightfoot, Horæ hebraicæ et talmudicæ, in Luc, xvi, 22. L’auteur du quatrième livre des Machabées, xiii, 16, joint au nom d’Abraham ceux d’Isaac et de Jacob. Le Sauveur a employé cette image dans la belle parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, Luc, xvi, 22 et 23, dans laquelle il résout en quelques mots clairs et décisifs le difficile problème de l’inégale répartition des biens et des maux ici-bas.

L’origine de cette métaphore, qui dépeint si gracieusement le repos et la joie des justes dans les limbes, est diversement expliquée. De l’aveu de tous, l’union, l’intimité avec Abraham, la participation à son bonheur, y sont exprimées. Cf. Joa., i, 18. Voulant préciser davantage la nature du bonheur goûté, les anciens commentateurs reconnaissaient dans cette image une allusion à la coutume, signalée dans l’Ancien Testament, II Reg., xii, 3 ; III Reg., iii, 20 ; xvii, 19, qu’ont les parents de faire reposer à côté d’eux leurs enfants, et de les prendre dans leurs bras et sur leurs genoux, après les fatigues d’une longue course, à leur retour à la maison, ou à la suite d’une contrariété. Semblables à des enfants fatigués et affligés, qui trouvent sur le sein paternel un doux repos et une prompte consolation, les justes, souvent pauvres, abandonnés, méprisés, souffrants comme Lazare ici-bas, goûtent après leur mort, dans le sein d’un père, la joie qu’ont méritée leurs souffrances. Abraham est ce père, lui, le père de tous les croyants, Rom., iv, 16 et 17, des hommes justifiés par la foi. Tertullien, Adversus Marc, IV, 34, t. ii, col. 444 ; S. Augustin, loc. cit. ; S. Cyrille d’Alexandrie, In Joannis Evangelium, i, 10, t. lxxiii, col. 181. Tous ceux qui ont partagé sa foi sont ses fils et auront part à sa récompense. « Anima ; hominùm post mortem ad quietem pervenire non possunt nisi merito fidei ; quia accedentem ad Deum oportet credere. Heb., xi, 6. Primum autem exemplum credendi hominibus in Abraham datur, qui primus se a coetu infidelium segregavit et spéciale signum fidei accepit. Et ideo requies illa quse hominibus post mortem datur, sinus Abrahæ dicitur. » S. Thomas, Sum. th., 3e p., q. 69, a. 4.

Maldonat, Comment. in quatuor Evangelia, Pont-à-Mousson, 1596, p. 529, proposa une nouvelle explication, préférée par plusieurs exégètes modernes. Il rapproche la métaphore des passages scripturaires qui représentent le royaume du ciel comme un festin. Les justes y seront à table avec les hommes pieux de l’Ancien Testament, Abraham, Isaac et Jacob. Matt., viii, 1 1 ; Luc, xiii, 29 ; xiv, 15 ; xxii, 30. Conformément à la coutume des anciens, qui mangeaient à demi couchés et inclinés les uns vers les autres, les convives devaient reposer sur le sein d’Abraham, le président de l'éternel festin, comme saint Jean à la dernière Cène sur celui de Jésus. Joa., xiii, 23. À vrai dire, ce banquet réservé aux serviteurs du Messie paraît distinct du repos goûté dans le sein d’Abraham. Dans l'Évangile, il n’est encore qu’une promesse, il désigne un bonheur futur, tandis que le sein d’Abraham est le théâtre d’une joie déjà accordée. Abraham, il est vrai, deviendra convive du festin messianique, mais c’est après avoir quitté les limbes pour jouir au ciel d’un bonheur plus parfait. Atzberger, Die christliche Eschatologie in den Stadien ihrer Offenbarung in Alten und Neuen Testamente, Fribourg-en-Brisgau, 1890, p. 246. La première explication, d’ailleurs, répond mieux à la nature du bonheur goûté dans le sein d’Abraham.

Ce bonheur ressort du contraste établi par la parabole entre la situation du pauvre et la situation du riche. Celui-ci est torturé dans les flammes, celui-là repose tranquillement sur le sein d’Abraham ; le riche expie dans les tourments sa vie sensuelle et sa dureté envers Lazare, et brûle d’une soif dévorante, qui lui fait désirer comme une grande faveur le rafraîchissement que lui donnerait une goutte d’eau déposée sur l’extrémité de sa langue ; le pauvre est consolé des maux qu’il a patiemment supportés sur la terra. Repos, consolation et rafraîchissement, voilà, décrit en trois mots, le bonheur du juste dans le sein d’Abraham, bonheur incomplet, repos imparfait, consistant dans l’immunité de la peine. S. Thomas, loc. cit. Le sein d’Abraham n’est, par suite, qu’un séjour provisoire, où les justes attendent le bonheur parfait, le repos complet dans la vision de Dieu. S. Thomas, ibid., a. 5.

La position de ce lieu d’attente peut être déterminée d’après les détails de la parabole évangélique, — qui nous permet d’entrevoir le monde d’outre-tombe, — rapprochés des enseignements de la théologie rabbinique. Dans la parabole, le sein d’Abraham est distinct de l’enfer, dans lequel le riche est tourmenté. Les rabbins, eux aussi, divisaient le scheôl ou séjour de tous les morts en deux parties : le sein d’Abraham pour les justes, et la géhenne pour les méchants. Leur disposition permettait d’apercevoir de l’une ce qui se passait dans l’autre. Elles n'étaient séparées que par une largeur de main, ou par l’espace qu’occupe une muraille ordinaire. On pourrait croire, à première vue, que Notre-Seigneur corrige sur ce dernier point l’enseignement des rabbins. Cf. Tertullien, Adversus Marc, iv, 34, t. ii, col. 444. Il nous montre, en effet, Abraham et Lazare éloignés du riche, qui élève les yeux pour les voir et la voix pour se faire entendre d’eux. Toutefois, selon l’interprétation des meilleurs commentateurs, ces images ne déterminent pas la distance locale, mais seulement la distance morale qui sépare les deux situations, la différence d'état des personnages mis en scène. Aussi saint Thomas, ibid., a. 5, adoptant le sentiment commun des Pères (Petau, Theol. dogmat., de Incarnat., 1. XIII, c. xviii, n° 5, t. v, p. 372-373 ; Maldonat, loc. cit.), enseigne-t-il que le sein d’Abraham et l’enfer étaient voisins. Malgré leur rapprochement, une distance infranchissable les séparait. Entre eux il y avait un gouffre, un abîme béant et sans pont, barrière qui rendait impossible toute intervention des saints en faveur des damnés. La séparation sera éternelle ; le sort de chacun est fixé irrévocablement ; la condition des uns et des autres est immuable : le juste sera toujours heureux, le méchant toujours malheureux. On a justement remarqué aussi que la réponse douce, calme et ferme d’Abraham à la première demande du riche n’exprime aucun sentiment de compassion pour ce malheureux. Soumis aux décrets de la justice divine, le patriarche fait comprendre à son interlocuteur que ses souffrances sont méritées.

Un abîme semblable n’existe pas entre le sein d’Abraham et la terre, quoi qu’en ait pensé Tertullien, De anima, lvii, t. ii, col. 749. La seconde demande du riche, Luc, xvi, 28 et 29, prouve que l'âme heureuse peut communiquer avec les nommes et leur attester l’existence des mystères d’au delà du tombeau. Abraham, en effet, ne nie pas la possibilité d’un tel commerce ; s’il rejette la requête du riche, c’est que la parole divine suffit aux hommes de foi, et que même la résurrection d’un mort ne convertirait pas les mondains dont la volonté est mauvaise.

L’expression « sein d’Abraham » a passé de l'Évangile dans la théologie et la liturgie catholiques. Sous la plume des saints Pères, elle désigne tantôt le lieu où les âmes des patriarches et des prophètes habitaient avant que Jésus-Christ les en eût retirées pour les introduire au ciel, S. Augustin, Epist. cixxxviii, c. ii, n° 6, t. xxxiii, col. 834 ; De Genesi ad litteram, xii, 63 et 64, t. xxxiv, col. 481-482, etc., et où, selon Tertullien, Adversus Marc., iv, 34, t. ii, col. 444 ; De Anima, vii, t. ii, col. 657 ; lvii, col. 743 ; voir