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ABOMINATION DE LA DÉSOLATION

nières par les commentateurs. D’après un grand nombre, Jésus-Christ, par l’abomination de la désolation, entend une désolation abominable, horrible, ou une abomination détestable, sans aucune allusion à des actes idolà triques, et prédit par là les excès et les sacrilèges auxquels devaient s’abandonner les Zélotes avant la prise de Jérusalem par l’armée romaine. Josèphe, Bell. jud., IV, iii, 7, 8.

Cette interprétation peut se concilier difficilement avec ce que nous avons dit plus haut. Le mot « abomination », traduisant l’hébreu šiqqûṣ, a un sens suffisamment précis : il signifie toujours les faux dieux, un objet idolâtrique, ou une chose qui se rapporte au culte idolâtrique. L’expression βδέλυγμα, qui en est la traduction et qui vient du verbe (βδελύσσω « avoir mauvaise odeur, » a aussi le même sens dans les Septante. Dans le Nouveau Testament, elle est employée six fois : dans les deux passages que nous venons de rapporter, Matth., xxiv, 15 ; Marc, xiii, 14, et dans Luc, xvi, 15 ; Apoc., xvii, 4, 5 ; xxi, 27. Les meilleurs exégètes reconnaissent que saint Jean dans l’Apocalypse veut exprimer l’idolâtrie par ce terme. Quant au passage de saint Luc, quoiqu’on l’entende ordinairement d’une chose détestable, abominable en général, il n’y a pas de raison de donner au mot « abomination » de ce verset un sens différent de celui qu’il a partout ailleurs, et l’on peut fort bien traduire : « Ce qui est grand aux yeux des hommes est comme un objet idolâtrique (šiqqûṣ) aux yeux de Dieu. »

À plus forte raison doit-on entendre d’un objet ou d’une chose idolâtrique Y abomination dont parle Notre-Seigneur, puisqu’il reproduit, comme il nous en avertit lui-même, le langage du prophète Daniel. C’est pour ce motif qu’un certain nombre d’interprètes pensent que l’abomination idolâtrique dont parle Notre-Seigneur désigne les aigles et les enseignes romaines. Les Juifs les considéraient comme des idoles, et non sans raison ; car, comme le remarque Havercamp dans ses notes sur Tertullien, Apol., I, 16, 1. 1, col. 367 : « Presque toute la religion des soldats romains consistait à rendre un culte à leurs enseignes, à jurer par leurs enseignes et à leur donner le pas sur tous les autres dieux. » Tacite lui-même, Ann., ii, 17, appelle les enseignes militaires « les dieux des légions », propria legionum Numina. Aussi, pour ne pas blesser le sentiment religieux des Juifs, les soldats romains qui tenaient garnison dans la ville de Jérusalem n’y introduisaient-ils point leur étendard. Une fois, Pilate fit porter les enseignes romaines dans la cité pendant la nuit ; mais cet événement produisit une telle émotion parmi les habitants, que le gouverneur dut retirer ses ordres. Josèphe, Ant. jud., XVIII, iii, 1. Il est donc certain que les Juifs considéraient les enseignes romaines comme une abomination Idolâtrique. Nous savons de plus, par Josèphe, Bell. jud., VI, vi, 1, que lorsque Jérusalem eut été prise par Titus, « pendant que le temple et ses alentours étaient en feu, les soldats apportèrent leurs étendards au temple, et, les ayant plantés vis-à-vis de la porte orientale, ils leur offrirent des sacrifices. » C'étaient bien là les actes idolâtriques prophétisés par Daniel.

Mais ce n'était encore que le commencement de l’accomplissement de sa prédiction. « L’abomination » devait apparaître plus d’une fois encore dans le lieu saint. L’empereur Adrien, en 137, pour insulter les Juifs, fit placer l’image d’un porc sur la porte de Bethléhem (correspondant à la porte actuelle de Jaffa), l’une des principales de la ville devenue Ælia Capitolina, Eusèbe, Chron., ii, t. xxx, col. 559 ; bien plus, il érigea un temple à Jupiter sur l’emplacement même du temple du vrai Dieu, Dion Cassius, Lxrx, 12, et il ordonna de placer sa propre statue à l’endroit même où avait été le Saint des saints. Nicéphore Calliste, iii, 24, t. cxlv, col. 944. Ce fut la consommation de « l’abomination de la désolation ».


8. — Enseignes romaines.
Fragment d’un bas-relief de l’arc de triomphe de Constantin, à Rome. (Dans la partie, à gauche, qui n’est pas reproduite ici, l’empereur Trajan siège sur son tribunal. Les personnages figurés en avant des soldats romains sont Parthamastris, fils de Pacore, roi d’Arménie, et l’un de ses satrapes, qui demande que la couronne royale soit rendue au Jeune prince.)

On objecte contre cette explication de la prophétie de Notre-Seigneur que les actes idolâtriques des Romains et l’introduction des enseignes dans la ville sainte n’eurent lieu qu’après la prise de Jérusalem. Or le Sauveur recommande aux siens de quitter la cité maudite, lorsqu’ils verront l’abomination dans le lieu saint ; ce qu’ils firent, en effet, en se réfugiant à Pella, avant le siège de Titus. Ils avaient donc reconnu les signes annoncés