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de terre qu’il savoura de tout son appétit. Devant lui aussi était posé un cruchon de fameuse bière du Wiltshire ; l’effet de ce gala fut si puissant, que M. Pinch était de temps en temps obligé de poser son couteau et sa fourchette pour se frotter les mains et ruminer son bonheur. Sur ces entrefaites, le fromage et le céleri firent leur entrée. M. Pinch avait tiré un livre de sa poche et ne livrait plus que de légères escarmouches aux comestibles ; tantôt grignotant un morceau, tantôt humant un petit coup, tantôt lisant une demi-page, tantôt s’arrêtant pour se demander quelle sorte de jeune homme ce pouvait être que le nouvel élève. Il venait justement d’approfondir cette question, et il s’était enfoncé de nouveau dans sa lecture quand la porte s’ouvrit. Un autre consommateur entra, traînant après lui un tel tourbillon d’air glacé, qu’on put croire tout d’abord que son apparition venait d’éteindre le feu dans l’âtre.

« Une rude gelée ce soir, monsieur ! dit le nouveau venu, remerciant courtoisement M. Pinch, qui avait écarté sa petite table afin de lui faire place. Ne vous dérangez pas, je vous prie. »

Bien qu’en parlant ainsi il eût témoigné les plus grands égards pour le confort de M. Pinch, il n’en tira pas moins jusqu’au centre du foyer une des chaises de cuir à boutons dorés pour s’asseoir juste en face du feu, les pieds posés en l’air de chaque côté de la cheminée.

« Mes pieds sont tout engourdis. Ah ! quel froid pénétrant !

— Vous êtes resté peut-être longtemps au grand air ? dit M. Pinch.

— Toute la journée, et sur une impériale encore !

— Voilà donc pourquoi il a gelé la salle en entrant, se dit M. Pinch. Le pauvre garçon, comme il doit être glacé ! »

Cependant l’étranger était devenu pensif. Il s’assit et resta cinq ou six minutes à contempler le feu en silence. Enfin, il se leva et se débarrassa de son châle et de son grand pardessus qui, tout différent de celui de M. Pinch, était bien chaud et bien épais ; mais il ne devint pas d’un iota plus causeur hors de son pardessus que dedans ; il se remit à la même place, dans la même attitude, et, s’appuyant sur le dossier de sa chaise, il commença à se ronger les ongles.

Il était jeune, vingt et un ans peut-être, et beau ; ses yeux noirs étaient pleins d’éclat ; sa physionomie et ses manières