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nombre qui ne vaillent pas grand’chose, tandis que les Pecksniff étaient tous aussi bons les uns que les autres.

Mais quand la société arriva, oh ! ce fut là le moment. Quand M. Pecksniff, se levant de sa chaise, au haut bout de la table, avec ses filles à sa droite et à sa gauche, reçut ses invités dans son plus beau salon et leur offrit des siéges, que d’effusion il y avait dans ses regards ! et comme sa face était trempée d’une gracieuse transpiration ! On eût pu dire qu’il était dans une sorte de bain de douceur. Et la compagnie, donc ! les jaloux, les cœurs de pierre, les méfiants, tous clos en eux-mêmes, qui n’avaient foi en personne, qui ne croyaient à rien, et ne voulaient pas plus se laisser saisir par les Pecksniff que s’ils avaient été autant de hérissons ou de porcs-épics !

D’abord, ce fut M. Spottletoe, qui était tellement chauve et avait de si épais favoris, qu’il semblait avoir arrêté la chute de ses cheveux par l’application soudaine de quelque philtre puissant, au moment où ils allaient tomber de sa tête, et les avoir fixés irrévocablement en route sur sa figure. Puis, ce fut mistress Spottletoe, qui, trop grêle pour son âge et d’une constitution poétique, avait coutume d’informer ses plus intimes amis que lesdits favoris étaient « l’étoile polaire de son existence, » et qui, en raison de son affection pour son oncle Chuzzlewit et du coup qu’elle avait reçu d’être suspectée d’avoir sur lui des vues testamentaires, ne pouvait faire autre chose que de pleurer, si ce n’est de gémir. Puis ce furent Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas : le visage du vieillard avait été si affilé par l’habitude de la circonspection et toute une vie de ruse, qu’il semblait lui ouvrir un passage à travers la chambre pleine de monde, comme un fer tranchant dans la profondeur des chairs ; tandis que son fils avait si bien mis à profit les leçons et l’exemple du père, qu’il paraissait plus âgé qu’Anthony d’un an ou deux, quand on les voyait côte à côte clignant leurs yeux rouges et se parlant tout bas à l’oreille. Puis ce fut la veuve d’un frère de M. Martin Chuzzlewit. Comme elle était extraordinairement désagréable, qu’elle avait la physionomie dure, le visage osseux et une voix masculine, elle pouvait être rangée, en raison de ces qualités, parmi ce qu’on appelle vulgairement les femmes fortes. Si elle l’avait pu, elle eût établi ses droits à ce titre, et se fût montrée, au figuré, un vrai Samson de force morale : car elle voulait faire enfermer son beau-frère dans une maison de santé, jusqu’à