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de son précieux ami et appelant l’attention de M. Pecksniff sur lui-même aussi bien que sur le cher compagnon, vous êtes parents tous deux ; et les parents ne se sont jamais entendus et ne s’entendront jamais : ce qui est une sage disposition et une chose indispensable dans les lois de la nature ; sinon il n’y aurait que des castes de famille, et dans le monde on s’ennuierait à mourir les uns des autres. Si vous étiez en bons termes, je vous considérerais comme un couple furieusement dénaturé ; mais, dans l’attitude où vous voilà tous deux, vous me semblez une paire de gaillards diablement profonds et avec lesquels on peut largement raisonner. »

Ici M. Chevy Slyme, dont les facultés morales ne paraissaient pas de l’ordre le plus élevé, poussa furtivement du coude son ami et lui glissa quelques mots à l’oreille.

« Chiv, dit tout haut M. Tigg, du ton d’un homme qui sait bien ce qu’il a à faire, laissez-moi dire : j’agirai sous ma propre responsabilité, ou pas du tout. Je considère comme une chose certaine que M. Pecksniff ne verra qu’une bagatelle dans le misérable prêt d’un écu à un homme de votre mérite… »

Et jugeant en ce moment, à l’inspection de la physionomie de M. Pecksniff, que celui-ci n’était nullement convaincu, M. Tigg posa de nouveau son doigt sur l’extrémité de son nez pour l’édification particulière de ce gentleman, l’invitant ainsi à bien remarquer que la demande d’un léger emprunt était un autre diagnostic des excentricités du génie qui distinguait son ami Slyme ; que, pour lui, Tigg, il fermait l’œil sur ce sujet, en raison du puissant intérêt métaphysique offert à son observation philosophique par ces petites faiblesses ; et que, quant à son intervention personnelle dans l’exposé de cette modeste demande, il ne consultait que le désir de son ami, et nullement son propre avantage ni ses besoins particuliers.

« Ô Chiv, Chiv ! ajouta M. Tigg, attachant sur son frère adoptif un regard de contemplation profonde à la fin de cette pantomime, vous êtes, sur ma vie, un étrange exemple des petites misères qui assiégent un grand esprit. Quand il n’y aurait pas au monde de télescope, il me suffirait de vous avoir observé, Chiv, pour être sûr qu’il y a des taches dans le soleil ! Que je meure s’il y a rien de plus bizarre que cette existence singulière que nous sommes forcés de poursuivre sans savoir pourquoi ni comment, monsieur Pecksniff ! Mais c’est égal, nous moraliserions là-dessus jusqu’à demain, que cela