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cher. Ça ne prendra pas : la probité est la meilleure politique ; vous auriez mieux fait de me dire tout de suite le fin mot, cela vaudrait mieux.

— Arrêtez ! cria le gentleman, portant en avant son bras droit, si étroitement serré dans sa manche usée jusqu’à la corde, qu’il ressemblait à un saucisson ficelé. Attendez un peu ! »

Il s’arrêta pour s’établir juste devant le feu, auquel il présenta le dos. Alors, rassemblant les pans de sa redingote sous son bras gauche et caressant sa moustache avec le pouce et l’index de la main droite, il reprit ainsi :

« Je conçois votre erreur et je ne m’en offense pas. Pourquoi ? parce qu’elle me flatte. Vous supposez que je voudrais me faire passer pour Chevy Slyme. Monsieur, s’il existe sur la terre un homme avec qui un gentleman fût fier et honoré d’être confondu, cet homme est mon ami Slyme : car c’est, sans exception aucune, le cœur le plus élevé, l’esprit le plus indépendant, le plus original, le plus fin, le plus classique, le plus cultivé, le plus complètement shakespearien, sinon le plus miltonique ; et en même temps le gaillard le moins apprécié que je sache, au point que c’en est dégoûtant !… Non, monsieur, je n’ai pas l’orgueil d’essayer de passer pour Slyme. De tout autre homme, dans l’espace du monde, je crois être et je me sens l’égal. Mais Slyme est, je l’avoue franchement, à cent piques au-dessus de moi. Vous voyez que vous vous trompez.

— Je croyais… dit M. Pecksniff, montrant l’enveloppe de la lettre.

— Sans doute, sans doute, répliqua le gentleman. Mais, monsieur Pecksniff, toute l’affaire se résume dans un exemple des excentricités du génie. Chaque homme d’un véritable génie a ses excentricités, monsieur ; ce qui caractérise mon ami Slyme, c’est qu’il se tient toujours au coin de la rue en vedette. En ce moment, il est à son poste. Or, ajouta le gentleman en frottant son index contre son nez, et écartant plus encore ses jambes pour regarder plus fixement en face M. Pecksniff, c’est un trait extrêmement curieux et intéressant du caractère de Slyme, et, partout où l’on écrira la vie de Slyme, ce trait-là ne devra pas être négligé par son biographe ; sinon, le public ne sera point satisfait. Suivez le fil de mes paroles, le public ne sera point satisfait. »

M. Pecksniff toussa.

« Le biographe de Slyme, monsieur, quel qu’il soit, reprit