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ou de tabac, ou de sels odorants ou d’oignons, de tout enfin, excepté de sa cause réelle. »

Ici, il s’arrêta un moment et se couvrit le visage avec son mouchoir de poche. Puis, souriant doucement et tenant d’une main la couverture, il reprit :

« Cependant, monsieur Chuzzlewit, si je consens à sacrifier ma personnalité, je dois à moi-même, à ma réputation… oui, monsieur, j’ai une réputation à laquelle je suis très-attaché et qui sera le meilleur héritage de mes deux filles… de vous dire, au nom d’autrui, que votre conduite est outrageante, contraire à la nature, injustifiable, monstrueuse. Et je vous dis, monsieur, poursuivit M. Pecksniff se dressant sur la pointe des pieds, entre les rideaux, comme s’il s’élevait littéralement au-dessus de toutes les considérations de ce monde et n’était pas fâché de tenir ferme ce point d’appui pour prendre son élan vers le ciel comme une fusée volante ; je vous dis, sans rien craindre ni sans rien attendre de vous, que vous n’avez pour tout cela aucune raison d’oublier votre petit-fils, le jeune Martin, qui a vis-à-vis de vous les droits les plus légitimes. C’est impossible, monsieur, répéta M. Pecksniff en agitant la tête ; vous croyez que c’est possible, mais non, c’est impossible. Vous devez songer à pourvoir ce jeune homme : il le faut, vous le pourvoirez. Je pense, dit encore M. Pecksniff regardant la plume et l’écritoire, que déjà vous l’avez fait en secret. Soyez béni pour cette bonne pensée ! Soyez béni pour avoir fait votre devoir, monsieur ! Soyez béni pour la haine que vous me portez ! Et bonne nuit ! »

En achevant ces paroles, M. Pecksniff agita sa main droite avec beaucoup de solennité, et, l’ayant plongée de nouveau dans l’interstice de son gilet, il s’éloigna. Son maintien révélait de l’émotion, mais son pas était ferme. Inaccessible comme il l’était aux faiblesses humaines, il marchait soutenu par sa conscience.

Durant quelque temps, Martin garda sur ses traits une expression de silencieux étonnement, non sans un mélange de rage ; à la fin, il murmura ces mots à voix basse :

« Qu’est-ce que cela signifie ? Ce jeune homme au cœur perfide aurait-il choisi pour son instrument le drôle qui vient de sortir ? Pourquoi pas ? Il a conspiré contre moi comme tous les autres ; tout cela se vaut. Encore un complot ! encore un complot !… Oh ! égoïsme, égoïsme ! À chaque pas, rien que de l’égoïsme ! »