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Tom rentra dans sa chambre et se mit au lit, sous le poids des plus pénibles pensées. Il fallait qu’il fût survenu dans la famille une bien terrible division pour que Charity Pecksniff se déclarât son amie sur de pareils motifs. Et puis, comment se faisait-il que Jonas, après l’avoir traité avec une grossièreté au delà de toute expression, eût été assez généreux pour garder le secret de leur querelle, et que, par suite d’un concours de circonstances, lui, Thomas Pinch, eût été amené à se battre avec un homme, l’ami déclaré de Seth Pecksniff ? C’étaient là des sujets de réflexion si graves et si tristes, que Tom ne put de toute la nuit fermer les yeux. Mais c’était surtout sa propre violence qui faisait horreur à l’esprit généreux de Tom ; en la rapprochant de plusieurs sujets de peine qu’il avait causés autrefois à M. Pecksniff (et que, par parenthèse, ce gentleman lui avait plus d’une fois reprochés), il commença à croire qu’il était appelé par un mystérieux destin à être le mauvais génie, le mauvais ange de son patron. Enfin pourtant il s’endormit et rêva (nouveau motif de chagrin au réveil) qu’il avait trahi son serment et s’était enfui avec Mary Graham.

Il faut reconnaître que, soit endormi soit éveillé, Tom se trouvait dans une position tout à fait difficile à l’égard de cette jeune fille. Plus il la voyait, plus il admirait sa beauté, son intelligence, les aimables qualités qui lui gagnaient les cœurs, même dans la famille si divisée des Pecksniff, et qui, en peu de jours, avaient rétabli de toute façon un semblant d’harmonie et de tendresse entre les deux sœurs courroucées. Quand elle parlait, Tom retenait son souffle, tant il l’écoutait religieusement ; quand elle chantait, il restait comme en extase. Elle avait touché son orgue ; et depuis cette mémorable époque le vieil instrument, compagnon de ses plus heureux jours, qu’il n’eût pas cru capable de mériter un tel honneur, inaugura pour lui une nouvelle et divine existence.

Dieu bénisse ta patience, Tom ! Qui donc, en te voyant, depuis trois semaines, scruter du regard, durant la mortelle moitié d’une nuit d’été, l’intérieur sonore de cet insensible et vieux clavecin qui se trouvait dans le parloir du fond, n’eût pas pénétré le secret de ton cœur, ce secret à peine connu de toi-même ? Qui donc, en voyant un rayonnement sur ta joue lorsque, penché pour écouter, après les heures de travail, le son d’une note incorrigible, tu trouvais qu’elle avait enfin une voix et donnait un bémol à peu près juste, n’aurait pas