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bien sur une matière putréfiée, une pulpe de rebut formée de l’eau et de la terre décomposées.

Mark se rendit au lieu du rivage où la veille au soir ils avaient laissé leur bagage ; là, il trouva une demi-douzaine d’hommes, dont l’extérieur annonçait l’épuisement et la consomption, mais qui se montrèrent disposés à leur rendre service : ils l’aidèrent en effet à transporter ses effets jusqu’à sa hutte. En parlant de la colonie ils hochaient la tête, et ne donnèrent guère de consolation au nouveau venu. Il ressortit de leurs confidences que ceux qui avaient eu le moyen de partir avaient quitté Éden. Ceux qui y étaient restés avaient perdu successivement leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs frères, et avaient eux-mêmes énormément souffert. La plupart étaient malades en ce moment : aucun d’eux n’était ce qu’il avait été autrefois. Ils offrirent cordialement à Mark leur assistance et leurs conseils, et le laissant seul, ils retournèrent tristement à leurs occupations diverses.

Cependant Martin s’était levé. Mais quel changement dans le cours d’une seule nuit ! Il était extrêmement pâle et languissant ; il se plaignait de douleurs et de courbature dans tous les membres, d’un affaiblissement de la vue et d’une extinction de voix. De son côté, Mark, dont l’ardeur augmentait à mesure que l’horizon devenait plus sombre, alla détacher une porte d’une des maisons abandonnées et la fixa à leur propre habitation ; ensuite il courut chercher un banc grossier qu’il avait remarqué et s’en revint triomphalement avec ce meuble ; l’ayant posé en dehors de la cabane, il plaça dessus le fameux plat d’étain et autres ustensiles du même genre, pour lui donner une tournure de table de cuisine ou de buffet. Enchanté de cet arrangement, il roula leur baril de farine jusque dans la cabane et le posa debout dans un coin, en guise de table de décharge. Il n’y en avait pas de meilleure pour le dîner que le coffre : il le consacra solennellement pour l’avenir à cet utile service. Il pendit à des chevilles et à des clous leurs couvertures, leur linge et tout le reste. Enfin il sortit un grand écriteau que Martin, dans son enthousiasme, avait apprêté de ses propres mains, à l’Hôtel National, et qui portait cette inscription :

CHUZZLEWIT ET CO. ARCHITECTES ET ARPENTEURS.

Il le plaça le plus en évidence possible, avec autant de gravité que si la florissante cité d’Éden eût existé réellement et qu’ils s’attendissent à se voir écrasés de besogne.