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cadet parti pour l’Inde et que mon noble père était président du Conseil des Directeurs ? Maintenant, quand j’aurai été puiser de l’eau à la rivière qui coule devant notre porte et que j’aurai fait le grog, s’écria Mark, joignant aussitôt l’action à la parole, nous allons avoir un souper composé des primeurs de la saison. Nous voici au grand complet, monsieur. Pour ces biens que nous allons recevoir de votre miséricorde, Seigneur, etc. Ma parole d’honneur, monsieur, on dirait un souper de bohémiens devant leur bivouac. »

Il était impossible de ne point reprendre courage en compagnie d’un homme tel que celui-là. Martin s’assit par terre à côté de la caisse, ouvrit son couteau, et se mit à manger et à boire vigoureusement.

« À présent, vous voyez, dit Mark, lorsqu’ils eurent fait un gai repas, avec votre couteau et le mien je cloue cette couverture devant la porte, c’est-à-dire à l’endroit où, dans un état de civilisation avancée, la porte devrait se trouver. Cela a ma foi bon air. Maintenant, je vais fermer ce jour qui vient par en dessous en y mettant la caisse. C’est encore très-bien. Puis voici votre couverture, monsieur, et voilà la mienne. Qu’est-ce qui nous empêcherait de passer une bonne nuit ?… »

Malgré l’apparente gaieté de ses paroles, il fut longtemps lui-même avant de pouvoir s’endormir. Il avait roulé sa couverture autour de lui, placé sa hache à portée de sa main, et s’était couché en travers du seuil de la maison ; son anxiété et sa vigilance dévouée ne lui permettaient pas de fermer les yeux. La nouveauté de leur terrible position, la crainte de voir apparaître quelque animal féroce ou quelque ennemi à visage humain, l’incertitude cruelle où ils étaient sur leurs ressources pour l’avenir, une juste appréhension de la mort, la distance immense où ils étaient de leur pays et les nombreux obstacles qui les séparaient de l’Angleterre, que de causes d’agitation dans le profond silence de la nuit ! Bien que Martin s’efforçât de lui donner le change, Mark s’aperçut qu’il veillait aussi, en proie aux mêmes réflexions.

Il ne pouvait arriver rien de plus fâcheux : car, si Martin commençait à s’appesantir sur leurs misères au lieu d’essayer de leur tenir tête, il n’était guère permis de douter qu’une pareille disposition d’esprit ne secondât puissamment l’influence d’un climat pestilentiel.

Jamais Mark n’avait trouvé la lumière du jour à moitié aussi agréable qu’au moment où, sortant d’un assoupissement labo-