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augmenta à tel point, qu’avec un peu de bonne volonté les voyageurs auraient pu se croire au cœur même des sombres domaines du géant Désespoir. Un plat marécage, jonché d’arbres abattus ; un terrain fangeux sur lequel l’humus semblait avoir fait naufrage et disparu pour faire place à une végétation sale et misérable, née de ses éléments décomposés ; où les arbres eux-mêmes avaient l’air d’une forêt de mauvaises herbes sorties du limon et brûlées par un soleil ardent ; où des maladies funestes, cherchant quelque victime à infecter de leur venin, se répandaient, la nuit, sous forme de brouillards, et, rampant au-dessus de l’eau, faisaient jusqu’au jour leur chasse de fantômes ; où le soleil lui-même, le soleil béni, brillant sur ces éléments putréfiés de corruption et de peste, devenait un objet d’horreur : tel était le royaume de l’Espérance vers lequel s’avançaient les voyageurs.

Enfin ils s’arrêtèrent. Ils étaient à Éden.

Les eaux du Déluge ne devaient l’avoir quitté que depuis une semaine au plus, tant le hideux marécage qui portait ce nom était obstrué de vase et de plantes marécageuses entrelacées.

Comme l’eau manquait de profondeur sur le bord, ils descendirent à terre en portant tout leur bagage. On n’apercevait qu’un petit nombre de huttes en bois parmi les arbres sombres ; la meilleure était une sorte de hangar à vaches ou étable grossière ; mais quant à des quais, au marché, aux monuments publics…

« Voici un habitant d’Éden, dit Mark. Il pourra nous donner un coup de main pour porter notre bagage. Prenez courage, monsieur. Holà ! hé ! »

L’homme s’avança vers eux très-lentement, à travers l’obscurité qui devenait plus compacte ; il s’appuyait sur un bâton. Lorsqu’il fut plus près, les deux voyageurs remarquèrent qu’il était pâle et épuisé, et que ses yeux inquiets étaient profondément enfoncés dans leur orbite. Son vêtement bleu, grossièrement fabriqué, pendait autour de lui en haillons ; ses pieds et sa tête étaient nus. Il s’assit sur un tronc d’arbre à mi-chemin et les invita à venir à lui, ce qu’ils firent. Alors il appuya sa main sur son côté, comme s’il souffrait, et, tout en reprenant haleine, il les considéra d’un air d’étonnement :

« Des étrangers !… s’écria-t-il, dès qu’il put parler.

— Tout juste, dit Mark. Comment allez-vous, monsieur ?

— J’ai eu une très-mauvaise fièvre, répondit-il faiblement.