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que les espérances de Martin fussent abattues avant de débarquer à Éden, afin que le coup qu’il redoutait fût amorti d’avance. Mais, comme il remarquait que son associé jetait parfois un coup d’œil rapide sur les chétives constructions qui garnissaient la hauteur, il ne lui communiqua rien de ce qui se passait dans son esprit, jusqu’au moment où ils furent de nouveau en route.

« Mark, dit Martin, n’y a-t-il réellement que nous à bord qui nous rendions à Éden ?

— Nul autre, monsieur. La plupart des passagers, vous le savez bien, se sont arrêtés plus tôt ; et le peu qui restent vont plus loin. Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? Nous n’en aurons que plus de place, monsieur.

— Oh ! certainement, dit Martin. Mais je pensais… »

Il s’arrêta.

« Vous pensiez, monsieur ?…

— Combien il est étrange que ces Hominy se soient déterminés à chercher fortune dans un misérable trou comme celui-ci par exemple, quand ils avaient là, à deux pas, un endroit si préférable et si différent. »

Martin parlait d’un ton si éloigné de son assurance ordinaire et semblait même si évidemment craindre la réponse de Mark, que ce brave garçon se sentit le cœur plein de compassion.

« Vous comprenez, monsieur, dit Mark en lui insinuant son observation le plus doucement possible, nous devons nous mettre en garde contre une trop grande confiance. D’ailleurs, nous n’avons pas sujet d’espérer trop vite : nous étions bien résolus d’avance à tirer le meilleur parti possible des plus mauvaises circonstances. N’est-il pas vrai, monsieur ? »

Martin le regarda, mais sans articuler un mot.

« Quand bien même Éden ne serait pas du tout bâti…

— Au nom du ciel, s’écria Martin avec colère, ne parlez pas d’Éden pour le comparer à cet endroit. Êtes-vous fou ?… Tenez, Dieu me pardonne, ne me poussez pas à bout ! »

Après ces paroles, il tourna les talons et se promena en long et en large sur le pont durant deux heures. Jusqu’au lendemain il ne prononça pas un mot de plus, sauf : « Bonsoir, » pas plus sur ce sujet que sur tout autre.

Comme ils avançaient de plus en plus et touchaient presque au terme de leur voyage, l’aspect de désolation du pays