Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/431

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pères ont déclaré et conquis leur indépendance, parce qu’ils ne voulaient pas plier le genou devant les vices publics, devant la corruption, ni renier la vérité, s’est ruée avec frénésie vers le mal et a tourné le dos au bien, satisfaite de penser que d’autres temples sont aussi de verre, et que les pierres qu’on lance contre les siens peuvent ricocher ailleurs ; se montrant, par cela seul, aussi immensément au-dessous de l’importance de sa mission, aussi indigne de la remplir, que si l’on mettait en monceau, comme un témoignage contre elle toutes les saletés et les bassesses de ses petits gouvernements, dont chacun est un royaume despotique dans son cercle étroit de dépravation au petit pied.

Par degrés Martin, se réveillant à demi, se sentit sur l’esprit une oppression terrible : il rêvait confusément qu’il avait assassiné son meilleur ami et ne pouvait se débarrasser du cadavre. En rouvrant les yeux, il aperçut ce spectre en face de lui. C’était l’horrible Hominy, en train de débiter de profondes vérités avec un mélodieux enchifrènement, et de faire un tel dévergondage de ses facultés intellectuelles, qu’en l’entendant le plus cruel ennemi du major eût pardonné à ce pauvre homme du plus profond de son cœur, le trouvant assez puni. Martin allait se livrer à quelque acte de désespoir, si le gong n’eût retenti pour le signal du souper : bienheureux appel ! Ayant placé mistress Hominy au haut bout de la table, Martin se réfugia à l’extrémité, et n’eut pas plutôt expédié son repas qu’il se sauva, tandis que la dame était très-occupée à l’endroit du bœuf fumé et de toute une saucière de cornichons nageant en pleine saumure.

Il serait difficile de donner une idée exacte de la fraîcheur de teint dont mistress Hominy jouissait le lendemain, ou de l’ardeur avec laquelle, au déjeuner, elle se jeta tête baissée dans la philosophie spéculative. Peut-être y avait-il sur sa physionomie un petit supplément d’aigreur ; mais c’était seulement l’effet du vinaigre des cornichons de la veille. Tout ce jour-là, elle s’accrocha à Martin. Elle se tint assise auprès de lui tandis qu’il recevait ses amis (car il y avait une nouvelle réception plus nombreuse encore que la première) ; elle proposait des théories et répondait à des objections imaginaires, si bien que Martin commença réellement à croire qu’il rêvait ; elle parlait pour deux ; elle citait d’interminables passages de certains essais de gouvernement composés par elle-même ; elle employait sans cesse le mouchoir de poche du ma-