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Le général pressait le pas, car midi sonnait à l’horloge ; c’était l’heure précise où le grand meeting des Watertoast Sympathizers devait avoir lieu dans la salle publique de l’Hôtel National. Désireux d’assister à la démonstration et de juger par ses propres yeux de ce qui allait s’y passer, Martin ne s’éloigna point du général, et, le serrant de plus près encore lorsqu’ils entrèrent dans la salle, il arriva par ce moyen jusqu’à une petite plate-forme qui se trouvait à l’extrémité et qui était composée de plusieurs tables : un fauteuil y avait été disposé pour le général, et M. La Fayette Kettle, en sa qualité de secrétaire, faisait un grand étalage de documents sur papier ministre ; c’étaient sans doute des spécimens d’éloquence braillarde.

« Eh bien, monsieur, dit-il en échangeant une poignée de mains avec Martin, voici un spectacle devant lequel le Lion britannique aura la queue basse entre les jambes et poussera un rugissement lamentable ! »

Martin pensa à part lui qu’il était bien possible que le Lion britannique se trouvât fort dépaysé dans cette ménagerie, mais il garda pour lui cette idée. Alors on vota la prise de possession du fauteuil par le général, sur la motion d’un jeune homme pâle appartenant à l’école de Jefferson Brick, qui partit de là pour prononcer un discours fortement épicé d’allusions aux douceurs de la famille, au foyer domestique et aux chaînes de la tyrannie qu’il fallait briser.

Oh ! comme l’orateur riva son clou au Lion britannique ! L’indignation du jeune et brillant Colombien ne connaissait pas de bornes. S’il avait pu être seulement un de ses ancêtres, dit-il, il vous aurait joliment poivré ce Lion-là ; comme un autre Brute Tamer, il vous l’aurait apprivoisé à coups de fouet, et lui aurait donné une leçon qu’il n’eût pas été tenté d’oublier. « Ça un lion ! s’écria le jeune Colombien, où est-il ? Qui est-il ? Qu’est-il ? Qu’on me le montre. Qu’on me l’amène. Ici, lion ! disait-il dans l’attitude d’un athlète ; viens sur cet autel sacré. Ici ! s’écria le jeune Colombien, prenant dans son illusion les tables à manger qui lui servaient de tribune pour l’autel sacré et le mausolée de ses ancêtres. Ici, sur les cendres de nos pères cimentées par le sang qui fut versé comme de l’eau dans nos plaines natales de Chickabiddy Lick !… Amenez-nous ce Lion ! Seul à seul avec lui, je ne crains pas de le défier. Je dis à ce Lion que, quand la main de la Liberté l’aura saisi par la crinière, on verra bientôt son cadavre rouler de-