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premier laboureur quand son Éden se fut flétri. C’était un de ces moments où bien des hommes aiment à former de sages résolutions et regrettent les fautes de leur passé ; un de ces moments où bien des hommes, à la vue des ombres qui les gagnent, pensent à ce soir qui terminera tout et qui n’aura point de lendemain.

« Il fait joliment noir, dit M. Jonas regardant autour de lui. Il y a de quoi rendre fou de tristesse.

— Bientôt, dit M. Pecksniff, nous aurons de la lumière et du feu.

— Nous en avons bien besoin par ce temps-ci, dit Jonas. Pourquoi diable ne parlez-vous pas ? À quoi donc pensez-vous ?

— Pour vous avouer la vérité, monsieur Jonas, dit très-solennellement Pecksniff, mon esprit invoquait en ce moment le souvenir de notre ancien ami, de votre cher père qui n’est plus. »

M. Jonas laissa aussitôt tomber son fardeau et il s’écria, en menaçant du geste son interlocuteur :

« En voilà assez, Pecksniff ! »

M. Pecksniff, ne sachant pas au juste si cela signifiait qu’il en avait assez de tenir le portemanteau, se mit à considérer son ami avec une stupéfaction qui n’avait rien de simulé.

« Assez ! dis-je, s’écria rudement Jonas. Entendez-vous ?… Laissez cela, maintenant et à jamais. Vous ferez bien, je vous en avertis !

— C’était par distraction, dit M. Pecksniff fort effrayé ; j’avoue que j’avais tort. J’eusse dû savoir que c’était pour vous une corde trop sensible.

— Ne parlez pas de corde sensible, dit Jonas, s’essuyant le front avec le parement de sa redingote. Je n’entends pas que vous veniez chanter victoire, parce que moi je n’aime point la compagnie des morts. »

M. Pecksniff avait déjà relevé ces mots : « Chanter victoire !… Monsieur Jonas ! » quand le jeune homme, avec une expression de dureté marquée dans l’air et dans le ton, l’interrompit tout net encore une fois.

« Songez-y bien ! dit-il. Je ne veux pas de ça. Je vous conseille de ne pas revenir sur ce sujet, ni avec moi ni avec qui que ce soit. Retenez bien ça : un bon averti en vaut deux. Mais en voilà assez là-dessus. En route ! »