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Ce n’était nullement une plaisanterie, comme M. Pecksniff l’avait supposé d’abord ; car Jonas s’éloigna sans autre cérémonie pour regagner la voiture, laissant sa victime acquitter la note.

Mais M. Pecksniff était un homme patient, et M. Jonas était son ami. En outre, ses égards pour ce gentleman étaient fondés, comme on sait, sur la plus pure estime et sur l’appréciation de l’excellence de son caractère. M. Pecksniff sortit donc de l’auberge avec un visage rayonnant, et même il poussa la gracieuseté jusqu’à répéter le régal à la taverne suivante, sur une échelle plus réduite, il est vrai. Il y avait dans les sentiments de M. Jonas une certaine âpreté (assez rare chez lui) que ces avances amicales ne parvinrent pas à adoucir ; et pendant le reste du voyage il montra tant d’entrain, nous devrions dire tant de turbulence, que M. Pecksniff eut quelque peine à ne pas se laisser distancer.

Ils n’étaient pas attendus, ô mon Dieu, non ! À Londres, M. Pecksniff avait proposé de faire à ses filles une surprise ; il avait dit qu’il n’écrirait pas un seul mot pour les préparer le moins du monde à son arrivée, afin de les prendre à l’improviste et de voir ce qu’elles seraient en train de faire, tandis qu’elles croiraient leur cher papa à cent lieues. Par suite de ce plan ingénieux, il n’y avait personne pour recevoir les voyageurs au poteau de relais ; mais le fait était sans importance, car ils étaient venus par la diligence de jour, et M. Pecksniff n’avait qu’un sac de tapisserie et M. Jonas un portemanteau. Ils prirent le portemanteau à eux deux, mirent le sac dessus et s’empressèrent d’enfiler la ruelle. Déjà M. Pecksniff marchait sur la pointe du pied, comme si, sans cette précaution, ses chères enfants, qu’un intervalle de deux milles environ séparait encore de lui, eussent par un pressentiment filial deviné son approche.

C’était par une belle soirée de printemps ; à la douce lueur du crépuscule, toute la nature était d’un calme et d’une harmonie admirables. La journée précédente avait été splendide et chaude ; mais, à l’approche de la nuit, l’air était devenu frais, et l’on voyait au loin la fumée s’élever gracieusement des cheminées du hameau. Des jeunes feuilles et des boutons nouveaux s’exhalaient mille parfums exquis ; toute la journée le coucou avait chanté, et il venait seulement de se taire. Dans l’atmosphère du soir on sentait la bonne odeur de la terre fraîchement retournée, ce premier souffle d’espérance pour le