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bon père ; mais j’aurais rempli mon devoir, et ma conscience me récompenserait. Pour moi, la paix de la conscience est la meilleure banque. J’ai placé là-dessus ma fortune, une bagatelle, une simple bagatelle, monsieur Jonas ; mais je l’estime autant que le plus riche trésor, je vous l’assure. »

Les ennemis de l’homme vertueux n’eussent pas manqué de se diviser sur cette question. Les uns eussent affirmé sans scrupule que, si la conscience de M. Pecksniff était sa banque, et qu’il en inscrivît toutes les opérations sur son compte courant, les surcharges et les ratures devaient le rendre indéchiffrable ; les autres eussent nié le fait tout simplement, et déclaré que c’était une forme purement fictive, un feuillet parfaitement blanc, ou que, s’il y avait quelques articles inscrits à son compte, ce devait être avec une espèce particulière d’encre sympathique, qui ne pouvait se lire qu’au bout d’un temps indéfini, et que M. Pecksniff se gardait bien d’y regarder jamais.

« Oui, ce serait me saigner aux quatre veines, mon cher ami, répéta le digne architecte ; mais la Providence (peut-être m’est-il permis de dire une providence toute particulière) a béni mes efforts, et je puis garantir que je n’hésiterais pas à faire ce sacrifice. »

Ici s’élève une question de philosophie : à savoir si M. Pecksniff avait ou non raison de dire qu’il eût reçu de la Providence un patronage, un encouragement particulier dans ses efforts. Toute sa vie, il n’avait été occupé qu’à parcourir les ruelles et les tas d’ordures, un croc d’une main, un petit crochet de l’autre, pour ramasser quelques bons petits chiffons qu’il fourrait dans son sac. Or, comme un passereau ne peut tomber sans une permission spéciale de la Providence, il s’ensuit, et c’est sans doute là-dessus que M. Pecksniff fondait son raisonnement, que ce doit être aussi par une permission spéciale de la Providence que vole la pierre de la fronde ou le bâton lancé contre le passereau. Le croc ou le crochet de M. Pecksniff ayant toujours invariablement frappé le passereau à la tête, et l’ayant toujours abattu, ce gentleman pouvait se considérer comme autorisé par patente spéciale à fourrer les passereaux dans sa gibecière, et comme légitime possesseur de tous les oiseaux empochés par ce procédé. Combien d’entreprises, nationales et individuelles (mais surtout les premières), passent pour être dirigées spécialement vers un but glorieux et utile, qui seraient loin de mériter une