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nêtre de la maison d’en face, comme si c’eût été « le mauvais œil » qui fût fixé sur lui. Souvent, au milieu de la nuit, il s’éveillait en sursaut de son sommeil troublé, et sans pouvoir se rendormir il attendait impatiemment le jour ! Tous les soins d’intérieur, et jusqu’à la direction des repas, avaient été abandonnés à M. Pecksniff. Cet excellent gentleman, persuadé qu’il faut du confort pour soutenir le deuil, et qu’une bonne nourriture était indispensable à sa santé, fournissait abondamment la table de provisions exquises, de nature à faire passer plus agréablement cette époque de tristesse : c’étaient des ris de veau, des rognons à l’étuvée, des huîtres, et autres ragoûts délicats pour le souper de chaque soir ; tout cela sans oublier un appel répété aux verres de punch bien chaud, servis pour le dessert, inspirait à M. Pecksniff des réflexions morales et des consolations spirituelles qui eussent converti un païen, pour peu qu’il eût eu quelque connaissance de la langue anglaise.

M. Pecksniff n’était pas le seul, durant ces jours mélancoliques, à s’occuper des besoins physiques de l’humanité. Mme Gamp se montrait aussi très-délicate dans le choix de sa nourriture, et elle repoussait avec dédain le hachis de mouton. Pour la boisson, elle avait aussi des habitudes très-régulières, très-précises : il lui fallait, au lunch, une pinte de petit porter ; une pinte au dîner, une demi-pinte seulement, pour se soutenir et se donner du ton, entre le dîner et le thé ; et au souper, une pinte de l’excellente ale supérieure connue sous le nom de Real old Brighton Tipper ; tout cela indépendamment de la bouteille posée sur la cheminée, et de temps en temps une invitation occasionnelle à se rafraîchir avec quelques bonnes rasades de vin que lui prodiguait volontiers la politesse de ces deux messieurs. De leur côté, les employés de M. Mould jugèrent nécessaire de noyer leur chagrin, comme on noie un petit chat à l’aurore de son existence ; aussi se grisaient-ils généralement avant d’entreprendre aucune besogne, de peur que le chagrin ne prît le dessus et ne les rendît incapables de rien faire. En résumé, l’ensemble de cette semaine étrange offrit l’aspect d’une jovialité lugubre et d’un enjouement sinistre à la ronde. Tous, à l’exception du pauvre Chuffey, qui se tenait à l’ombre du tombeau d’Anthony Chuzzlewit, tous festoyaient comme autant de goules.

Enfin arriva le jour des funérailles, pieuse et fidèle cérémonie. M. Mould, tenant à la hauteur de son œil un verre de gé-