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ni châle, entra dans la chambre la tête haute, à pas inégaux, et qui, avec une certaine aigreur, demanda à M. Pecksniff un moment d’entretien particulier.

« Vous pouvez me parler librement ici, dit ce gentleman en secouant la tête avec une expression de tristesse.

— Ce que j’ai à dire n’est pas trop à sa place devant des personnes qui sont en train de pleurer des défunts ; car c’est tout bonnement par rapport à la bouteille, sauf votre respect. J’ai dans mon jeune temps vu le monde, messieurs, et j’espère connaître mes devoirs et savoir comment je dois m’en acquitter ; si je ne le savais pas, il serait fort étrange, il serait très-coupable même, de la part d’un gentleman tel que M. Mould, qui a entrepris l’enterrement des premières familles de ce pays, et donné toujours d’amples sujets de satisfaction, de m’avoir recommandée comme il l’a fait. J’ai éprouvé de grands chagrins par moi-même, ajouta mistress Gamp, appuyant de plus en plus sur ses paroles, et je sais compatir à la peine de ceux qui sont affligés ; mais je ne suis ni une Russe ni une Prussienne, et par conséquent je ne puis souffrir que des espions rôdent autour de moi. »

Avant qu’il fût possible de lui répondre, mistress Gamp devenue cramoisie, poursuivit en ces termes :

« Ce n’est pas chose aisée, messieurs, que de vivre quand on reste veuve ; surtout quand on est dominée par sa sensibilité, au point que souvent on se trouve dans la nécessité de travailler à des conditions où on ne peut que perdre sans pouvoir joindre les deux bouts. Mais, de quelque manière qu’on gagne son pain, on a à soi une règle et une manière de voir, et on y tient. Je n’empêche pas, continua Mme Gamp, se retranchant de nouveau derrière son premier raisonnement comme dans une forteresse inattaquable, je n’empêche pas, moi, qu’il y ait des Russes et des Prussiens, si ça leur fait plaisir ; mais ceux qui ne sont pas nés comme ça ne pensent pas de même.

— Si je comprends bien cette brave femme, dit M. Pecksniff se tournant vers Jonas, c’est M. Chuffey qui l’importune. Voulez-vous que je le fasse descendre ?

— Faites, dit Jonas. Au moment où cette dame est arrivée, j’allais vous avertir qu’il était en haut. J’irais bien le faire descendre si… si je ne préférais que vous y allassiez vous-même, dans le cas où cela vous serait égal. »

M. Pecksniff partit aussitôt, suivi de Mme Gamp qui, le