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baine pour vous. Vous le savez, Jonas en tient pour votre fille.

— Je sais tout cela, pensa M. Pecksniff ; vous me l’avez dit assez souvent.

— Il pourrait trouver plus d’argent qu’elle ne lui en apportera, dit le vieillard ; mais elle l’aidera à conserver celui qu’ils auront. Elle n’est ni trop jeune ni trop étourdie, et elle sort d’une maison qui en lâche pas prise aisément. Mais pas de finasseries ; elle ne tient Jonas que par un fil, et, si vous le serrez trop (je connais bien le caractère de Jonas), le fil rompra. Attachez le fil tandis que Jonas y est disposé ; attachez-le, Pecksniff. Vous êtes trop profond. Si vous le menez comme ça, vous verrez qu’il vous plantera là et vous laissera à cent lieues de lui. Allons donc, homme onctueux, croyez-vous que je n’aie pas des yeux pour voir comment vous l’avez amorcé depuis le commencement ?

— À présent, pensa M. Pecksniff le regardant d’un air soucieux, je me demande si c’est là tout ce qu’il avait à me dire ! »

Le vieil Anthony se frotta les mains, murmura quelques mots, se plaignit de nouveau d’avoir froid, rapprocha son siège du feu ; puis tournant le dos à M. Pecksniff, et le menton incliné sur sa poitrine, il parut, au bout d’une minute, avoir complètement oublié la présence de l’étranger.

Cette courte entrevue, étrange dans sa forme et peu satisfaisante pour le fond, avait pourtant fourni à M. Pecksniff une indication précieuse qui, à défaut de plus amples renseignements, valait toujours bien ses frais de voyage, aller et retour. Car, jusqu’à présent (faute d’une occasion favorable), le bon gentleman n’avait jamais pu pénétrer dans les profondeurs du caractère de M. Jonas, et toute recette pour attraper un tel gendre était digne d’attention, surtout une recette écrite sur un feuillet détaché du livre paternel. Curieux de profiter jusqu’au bout d’une si favorable occasion, et craignant d’en perdre la chance s’il permettait à Anthony de s’endormir avant d’avoir achevé de dire tout ce qu’il avait à dire, M. Pecksniff usa d’une foule de moyens ingénieux pour attirer son attention, en se livrant aux préparatifs de son festin, œuvre à laquelle il s’appliquait maintenant avec ardeur ; ainsi il se mit à tousser, à éternuer, à entre-choquer les tasses, à aiguiser les couteaux, à laisser tomber le pain, et ainsi de suite. Efforts superflus : M. Jonas rentra sans qu’Anthony eût dit un mot de plus.