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un profond dégoût. Sur mon âme, père, il devient par trop stupide… Retenez votre langue, s’il vous plaît !

— Il dit que vous avez tort ! cria Anthony à son vieux commis.

— Tut ! tut ! répondit Chuffey. Je sais ce qu’il en est. Je dis que c’est lui qui a tort ; c’est lui qui a tort. C’est un enfant. Voilà ce qu’il est. Vous aussi monsieur Chuzzlewit, vous êtes comme un enfant. Ah ! ah ! ah ! Vous êtes presque un enfant, en comparaison de bien d’autres que j’ai connus ; vous êtes un enfant auprès de moi ; vous êtes un enfant pour nous tous. Ne l’écoutez pas ! »

En achevant ce discours extraordinaire (car pour Chuffey c’était une vraie tirade d’éloquence sans précédent connu), le pauvre vieux fantôme prit sous son bras paralysé la main de son maître qu’il couvrit de la sienne, comme pour défendre M. Chuzzlewit.

« Chuff, je deviens chaque jour de plus en plus sourd, dit Anthony avec un ton aussi doux ou, pour parler plus exactement, avec aussi peu de rudesse qu’il lui était possible.

— Non, non, cria Chuffey. Cela n’est pas. Et qu’est-ce que ça ferait ? Voilà bien vingt ans que je suis sourd, moi.

— Je deviens aussi de plus en plus aveugle, dit le vieillard en secouant la tête.

— Bon signe ! cria Chuffey. Ah ! ah ! le meilleur signe qu’il y ait au monde ! Auparavant, vous y voyiez trop bien. »

Il tapota la main d’Anthony comme lorsqu’on veut apaiser un enfant, et, tirant le bras du vieillard un peu plus vers lui, il désigna de ses doigts tremblants la place où Jonas était assis, comme s’il voulait l’inviter à s’en éloigner. Mais Anthony demeurant immobile et silencieux, le vieux commis cessa insensiblement de l’étreindre, et rentra dans son coin accoutumé : il se bornait à avancer sa main de temps en temps et à toucher doucement l’habit de son bien-aimé patron, comme s’il voulait s’assurer que M. Chuzzlewit était toujours auprès de lui.

Dans la stupéfaction que lui avait causée toute cette scène, Jonas n’avait pu rien faire que de contempler les deux vieillards, jusqu’au moment où Chuffey fut retombé dans son état habituel et où Anthony se fut assoupi ; alors il se soulagea de ses émotions en se rapprochant du premier de ces personnages et en faisant mine, comme on dit en langage vulgaire, de « lui cogner la tête. »