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— Lui, affligé ?

— Quoi ! n’avez-vous pas observé qu’il y avait presque des larmes dans ses yeux ?… Sur mon âme, John, n’est-ce rien que de voir un homme ému à ce point et de savoir qu’on est la cause de sa peine ? Avez-vous entendu, quand il a dit qu’il eût donné son sang pour moi ?

— Est-ce que vous avez besoin qu’on donne son sang pour vous ? répliqua son ami avec une extrême irritation. Vous donne-t-il quelque autre chose dont vous ayez réellement besoin ? Vous donne-t-il de l’occupation, de l’instruction, de l’argent de poche ? Vous donne-t-il des gigots de mouton avec une proportion convenable de pommes de terre et autres comestibles légumineux ?

— J’ai peur, dit Pinch en soupirant de nouveau, d’être un grand mangeur. Je ne puis me dissimuler à moi-même que je suis un grand mangeur. Vous le savez bien, John ?

— Vous, un grand mangeur !… répliqua son ami avec non moins d’indignation qu’auparavant. Comment le savez-vous vous-même ? »

Il faut croire que cette question embarrassait le pauvre Pinch, car il ne répéta plus qu’à demi-voix seulement qu’il avait grand’peur que ce ne fût la vérité.

« D’ailleurs, ajouta-t-il, que je sois ou non un grand mangeur, cela n’empêche pas, après tout, qu’il ne m’accuse d’ingratitude. John, je ne crois pas qu’il y ait au monde un péché qui me soit plus odieux que l’ingratitude ; et lorsqu’il me l’impute, lorsqu’il m’en juge coupable, il me rend plus malheureux que je ne puis dire.

— Il sait bien ce qu’il fait, allez ! riposta Westlock d’un ton de mépris. Mais, attendez, Pinch, avant que je vous en dise davantage ; voyons, expliquez-moi donc, je vous prie, tous les motifs de la reconnaissance que vous avez pour lui… Commençons par changer de main, car la malle est lourde. C’est bien. Maintenant, allez, je vous écoute.

— En premier lieu, dit Pinch, il m’a accepté pour élève à un prix inférieur à celui qu’il avait demandé.

— À merveille, répondit John, parfaitement insensible à cet exemple de générosité. En second lieu, qu’y a-t-il ?

— En second lieu ! s’écria Pinch avec une sorte de désespoir. Eh bien, il y a tout en second lieu. Ma pauvre grand’mère est morte heureuse de penser qu’elle m’avait mis entre les mains d’un si excellent homme. J’ai grandi dans sa mai-