Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/338

Cette page a été validée par deux contributeurs.

aperçu un piano dans la chambre. La jeune fille accéda gracieusement à cette prière ; et un concert à grands airs de bravoure commença, exécuté par les demoiselles Norris pour tout orchestre. Elles chantèrent dans toutes les langues, excepté la leur, allemand, français, italien, espagnol, portugais, suisse ; mais de leur propre langue, il n’en fut pas question : la langue maternelle, fi donc ! car les langues sont comme bien des voyageurs, qu’on trouve vulgaire chez eux, et qui font flores à l’étranger.

Il est probable que de langue en langue les demoiselles Norris fussent arrivées à l’hébreu, si elles n’eussent pas été interrompues par le domestique irlandais qui, ouvrant vivement la porte, cria à haute voix :

« Le général Fladdock !

— Ciel !… s’écrièrent les deux sœurs s’arrêtant aussitôt ; le général de retour ! »

Comme elles laissaient échapper cette exclamation, le général, en grand uniforme de bal, parut et s’élança avec une telle précipitation, qu’ayant accroché ses bottes au tapis et ayant embarrassé son épée dans ses jambes, il tomba tout de son long et offrit aux yeux de la société étonnée une drôle de petite tonsure toute chauve au sommet de sa tête. Mais ce n’était pas là le pis : car le général, étant très-gros et très-serré dans son costume, ne put, une fois à terre, se relever, et fut obligé de rester là à décrire avec ses bottes des évolutions et des opérations dont on n’a jamais vu d’exemples dans les fastes de l’art militaire.

Naturellement, chacun vola aussitôt à son secours, et bientôt le général fut remis sur ses jambes ; mais son uniforme était si terriblement juste et bien pris, que le général se laissa relever droit comme un piquet et sans faire un pli, absolument comme un clown qui fait le mort sur les tréteaux, sans pouvoir s’aider en rien lui-même jusqu’à ce qu’il fût planté droit sur les semelles de ses bottes ; alors il s’anima comme un ressuscité, et, se faufilant de côté, afin de tenir le moins de place possible et de moins risquer d’érailler la trame d’or de ses épaulettes en les frôlant contre quelque chose, il s’avança, le visage souriant, pour saluer la maîtresse de la maison.

Certes, il eût été impossible à la famille de montrer une joie plus pure et plus vive qu’elle n’en témoigna à l’apparition inattendue du général Fladdock. Le général fut accueilli aussi chaudement que si New-York avait été en état de siège, et