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ce n’était pas la considération des affaires publiques, c’était tout simplement de voir s’évanouir ses brillantes perspectives d’architecture domestique.

« En un mot, reprit son interlocuteur, je ne pense pas, je ne puis penser, et par conséquent je ne soutiendrai pas que nous soyons un modèle vivant de sagesse, un exemple à offrir au monde, ni que nous possédions dans sa perfection la raison humaine ; ce que vous pourrez entendre vous-même à toute heure du jour vous en apprendra bien plus encore sur ce sujet. Je me bornerai à dire que nous avons commencé notre vie politique sous les auspices de deux avantages inestimables.

— Lesquels ?

— Le premier, c’est que notre histoire commence assez tard pour avoir échappé aux siècles d’excès sanglants et féroces que les autres nations ont traversés, et qu’ainsi elle a reçu tout le reflet de leur civilisation sans passer par leurs ténèbres. Le second, c’est que nous possédons un vaste territoire qui, jusqu’à présent, n’est pas très-peuplé. Tout cela considéré, nous ne sommes donc pas trop en arrière, à ce que je pense.

— Pour l’éducation ? insinua Martin.

— Mais cela ne va pas mal, dit le gentleman en haussant les épaules, bien qu’il n’y ait déjà pas trop de quoi se vanter ; car les pays anciens, les pays despotiques, ont fait autant, sinon davantage, sans le crier sur les toits comme nous. Certainement nous brillons à côté de l’Angleterre, mais c’est qu’aussi elle est aux antipodes de la question. Vous me faisiez tout à l’heure compliment de ma franchise, il faut que je le mérite jusqu’au bout, ajouta-t-il en riant.

— Oh ! je ne m’étonne pas du tout de la franchise avec laquelle un Américain parle de mon pays, nous y sommes accoutumés, répondit Martin. Ce qui me surprend, c’est la façon dégagée dont vous parlez du vôtre.

— Il ne sera pas rare, je vous l’assure, que vous rencontriez ici cette qualité, sauf chez les colonels Diver, les Jefferson Brick, les majors Pawkins, quoique la plupart d’entre nous ressemblent à ce valet de comédie de Goldsmith, qui ne veut permettre à personne autre que lui de maltraiter son maître. Mais, ajouta-t-il, parlons d’autre chose. Vous êtes venu ici dans le but de tenter la fortune, n’est-il pas vrai ? et je me reprocherais de vous décourager. J’ai d’ailleurs quelques années de plus que vous, et peut-être pourrai-je vous renseigner sur divers points usuels. »