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— C’est le professeur Mullit, monsieur, répondit Jefferson.

— Puis-je vous demander de quoi il est professeur ?

— D’éducation, monsieur.

— Une espèce de maître d’école, sans doute ? hasarda Martin.

— C’est un homme de hautes facultés morales, monsieur, répondit le rédacteur de la guerre, un homme qui n’est pas doué de moyens ordinaires. Lors de la dernière élection pour la présidence, il se crut obligé de répudier et de dénoncer son père qui votait mal. Depuis, il a écrit quelques pamphlets vigoureux sous la signature de « Suturb, » ou « Brutus » à l’envers. C’est un des hommes les plus remarquables de notre pays, monsieur.

— En tout cas, pensa Martin, il paraît qu’il en pleut, des hommes remarquables, dans le pays. »

En poursuivant le cours de ses questions, Martin trouva qu’il n’y avait pas moins de quatre majors présents, deux colonels, un général et un capitaine, si bien qu’il ne put s’empêcher de penser que la milice américaine ne périrait pas faute d’officiers, et de se demander si c’est que ces officiers se commandaient les uns les autres, ou bien, sans cela, où diable on pouvait déterrer des soldats pour tout le monde. Il n’y avait pas là un individu qui n’eût un titre : car ceux qui n’avaient point conquis de grades militaires étaient au moins des docteurs, des professeurs ou des révérends. Trois gentlemen, secs et désagréables, étaient chargés de missions pour des États voisins ; l’un pour affaires d’argent, l’autre pour la politique, le troisième enfin pour propagande religieuse. Parmi les dames, il y avait mistress Pawkins, personne sèche, osseuse et silencieuse ; une vieille fille avec une figure à ressorts et des opinions bien tranchées sur les droits de la femme, dont elle avait donné des leçons publiques ; quant aux autres, elles étaient singulièrement dépourvues de tout trait caractéristique, à tel point que chacune d’elles eût pu changer de nature avec sa voisine sans que personne s’en aperçut. C’étaient, soit dit en passant, les seuls membres de la compagnie qui ne semblassent pas être du nombre des gens les plus remarquables du pays.

Quelques-uns des gentlemen se levèrent un à un et s’éloignèrent tout en avalant leur dernière bouchée ; généralement, ils s’arrêtaient une minute auprès du poêle, pour se rafraîchir la gorge aux crachoirs de métal. Cependant quelques person-