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Martin le regarda un moment et partit d’un fou rire, à quoi le nègre, dans sa bonne humeur et son désir de plaire, répondit si cordialement et de franc jeu, que ses dents blanches brillèrent comme un jet lumineux.

« Vous êtes le plus drôle de corps que j’aie jamais vu, dit Martin en lui frappant sur le dos, et il n’y a pas d’absinthe telle que vous pour me mettre en appétit. »

Après cette déclaration il entra dans la salle à manger, où il se glissa vers la chaise que le colonel avait réservée pour lui en la retournant et en appuyant le dossier sur la table. Ce gentleman était d’ailleurs en ce moment tout absorbé par le dîner.

La compagnie était nombreuse : dix-huit à vingt personnes environ, dont cinq ou six dames, serrées les unes contre les autres en une petite phalange. Tous les couteaux, toutes les fourchettes fonctionnaient à l’envi avec une activité effrayante ; à peine prononçait-on quelques paroles ; chacun semblait consommer de toutes ses forces pour son propre salut, comme si l’on s’attendait à éprouver les horreurs d’une famine d’ici au déjeuner du lendemain matin, et qu’il fût grand temps de satisfaire, à son corps défendant, la première loi de la nature. Le rôti de volaille, la principale pièce de résistance, car elle se composait d’une dinde au haut bout, d’une paire de canards au bas bout, et de deux poulets au milieu, disparut avec autant de rapidité que si chacun de ces volatiles avait fait usage de ses ailes pour s’envoler, par un effort désespéré, au fond d’un gosier humain. Les huîtres bouillies et marinées sortaient de leurs larges réservoirs pour passer par vingtaines dans la bouche de l’assemblée. L’huile et le vinaigre, le sel, le poivre et la moutarde, ne faisaient que paraître et disparaître. On vous avalait des concombres tout entiers d’un seul coup, sans seulement cligner de l’œil, comme si c’étaient des pâtes d’abricot. Des quantités énormes de mets indigestes fondaient comme la glace au soleil. C’était un spectacle solennel et terrible. On voyait des individus atteints de dyspepsie s’empiffrer jusqu’à la gorge ; les malheureux, ils croyaient se nourrir, mais ce n’était pas eux qu’il nourrissaient, c’étaient des myriades de cauchemars nocturnes qu’ils entretenaient à leur service, à beaux deniers comptants. Il y avait de grands secs avec leurs joues maigres et caves, qui n’étaient pas encore satisfaits d’avoir exterminé tant de plats substantiels, et qui attachaient sur la pâtisserie des regards avides. Ce que mistress Pawkins