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toutes les affaires publiques où se trouvaient mêlés l’honneur et l’intérêt de son pays ; c’était celui-ci : « Passez-moi l’éponge là-dessus, et recommencez comme si de rien n’était. » Cette maxime avait fait de lui un patriote. En affaires de commerce, c’était aussi un hardi spéculateur ; pour parler plus explicitement, il possédait un génie très-distingué pour l’escroquerie, et il n’y avait pas de citoyen éminent dans l’Union qui pût se vanter de lui en remontrer pour faire sauter une banque, négocier un emprunt ou former une compagnie d’agiotage sur les terrains, c’est-à-dire pour faire fondre la ruine, la peste et la mort, sur des centaines de familles. Ces talents lui avaient fait la réputation d’un négociant admirable. Il était capable de flâner dans une salle de cabaret douze heures de suite à discuter les intérêts de la nation, et tout ce temps-là de dire un tas de sottises sans queue ni tête, de mâcher plus de tabac, de fumer plus de cigares, de boire plus de rum-toddy[1], plus de mint-julep[2], plus de gin-slint[3] et de cocktail[4]. qu’aucun autre gentleman de sa connaissance. Cette capacité avait fait de lui un orateur et un favori du peuple. En un mot, le major était ce qu’on appelle dans le pays un homme d’avenir, un caractère populaire, et il était en passe d’être envoyé par les radicaux à la chambre des représentants de New-York, si ce n’est même à Washington. Mais, comme la prospérité particulière d’un citoyen ne marche pas toujours d’accord avec son dévouement patriotique aux affaires publiques, et comme les opérations frauduleuses ont aussi des hauts et des bas, le major n’était pas toujours très-huppé. C’est ce qui faisait qu’en ce moment Mme Pawkins tenait une pension bourgeoise, et que le major Pawkins mangeait le fonds de son épouse, en attendant mieux.

« Vous êtes venu visiter notre pays, monsieur, dit le major, à une époque de grande crise commerciale.

— De crise alarmante, dit le colonel.

— À une époque de stagnation sans précédent, dit M. Jefferson Brick.

— Cette nouvelle m’afflige, dit Martin ; mais j’espère que cet état de choses ne durera pas. »

Martin ne connaissait point l’Amérique ; sinon, il eût su par-

  1. Rum-toddy, du rhum, de l’eau chaude et du sucre.
  2. Sirop de menthe.
  3. Boisson faite avec du genièvre.
  4. Mélange épicé