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mémoire de sa mère, dont la mort ne remontait guère à plus d’une vingtaine d’années.

Le colonel était resté seul avec Martin. Voyant le jeune homme prêt à descendre, il l’arrêta et lui offrit, en considération de son titre d’Anglais, de lui faire voir la ville et de le présenter, si tel était son désir, dans une bonne pension bourgeoise. Mais avant tout, dit-il, j’espère que vous me ferez l’honneur de m’accompagner au bureau du Rowdy Journal, pour y partager une bouteille d’un vin de Champagne que je tire directement de France.

Cette offre était si gracieuse, si hospitalière, que Martin s’empressa d’y acquiescer, quoiqu’il fût encore bien matin. Ayant donc donné ordre à Mark, qui était fort occupé de son amie, et des trois enfants de cette pauvre femme, d’aller attendre ses instructions ultérieures au bureau du Rowdy Journal, dès qu’il en aurait fini avec cette famille et se serait débarrassé des bagages, Martin mit pied à terre et accompagna sur le quai son nouvel ami.

Ils passèrent non sans peine à travers la triste foule d’émigrants qui encombraient le débarcadère : ces malheureux, entassés autour de leurs lits et de leurs bagages avec le sol nu sous les pieds et le ciel nu sur la tête, ne connaissaient pas plus le pays que s’ils étaient d’une autre planète. Martin et le colonel suivirent d’abord quelque temps une rue animée, bordée d’un côté par le quai et des bâtiments amarrés, de l’autre par une longue file d’agences et de magasins en brique d’un rouge éclatant, ornés de plus d’écriteaux noirs avec des lettres blanches et de plus d’écriteaux blancs avec des lettres noires que Martin n’en avait jamais vu réunis de sa vie sur un espace cinquante fois plus considérable. Ils entrèrent ensuite dans une rue étroite, puis dans d’autres rues également étroites, jusqu’à ce qu’enfin ils s’arrêtèrent devant une maison sur laquelle on avait peint en grandes lettres : Rowdy Journal.

Le colonel, qui avait marché tout le long du chemin en tenant la main dans le pli de son habit sur sa poitrine, en balançant de temps en temps sa tête à droite et à gauche et en enfonçant son chapeau sur ses deux oreilles, comme un homme fatigué du sentiment de sa propre grandeur, mena Martin par un escalier sombre et sale jusqu’à une chambre de même nature, tout en désordre, toute jonchée de méchants bouts de journaux et d’autres débris chiffonnés d’épreuves et de manuscrits. Derrière une vieille table à écrire toute ver-