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grand chapeau noir, tout luisant ; il veillait attentivement sur une très-petite valise de couleur claire contenant ses habits, son linge, ses brosses, ses ustensiles de barbe, ses livres, ses bijoux et autre bagage. Il marchait aussi les mains enfoncées dans ses poches et arpentait le pont avec les narines dilatées, comme pour humer d’avance l’air de la liberté, qui donne la mort aux tyrans et que les esclaves ne sont pas dignes de respirer jamais. Un gentleman anglais, qu’on soupçonnait fortement d’avoir quitté précipitamment une maison de banque en emportant la caisse, y compris la clef, donnait cours à son éloquence au sujet des droits de l’homme, et il ne cessait plus de fredonner l’hymne de la Marseillaise. En un mot, une profonde émotion s’était communiquée à tout le vaisseau : car la terre d’Amérique était près d’eux, si près que, par une nuit étoilée, on prit un pilote à bord, et qu’au bout de quelques heures, vers le matin, ils attendaient un steam-boat qui devait transporter au port les passagers.

L’aurore venait de se lever. Le vaisseau rangea le quai une heure et plus. Pendant ce temps, ses chauffeurs furent l’objet d’un intérêt et d’une curiosité pour le moins aussi grands que s’ils avaient été autant d’anges bons ou mauvais. Après quoi, le Screw se débarrassa de toute sa cargaison vivante. Parmi les passagers qui descendirent, se trouvaient Mark, qui continuait de protéger son amie avec ses trois enfants, et Martin, qui avait revêtu son costume ordinaire, mais qui avait jeté par-dessus un vieux manteau sali, jusqu’au moment où il serait à jamais séparé du dernier de ses compagnons de voyage.

Le steamer, qui, avec sa machine sur le pont, chaque fois qu’il allongeait ses grandes jambes minces, avait l’air d’un insecte vu au microscope ou de quelque monstre antédiluvien, entra à pleine vitesse dans une magnifique baie : aussitôt les passagers purent apercevoir des hauteurs, puis des îles, puis une ville qui s’étendait sans limites sur un terrain plat.

« C’est donc là, dit M. Tapley portant au loin son regard, la terre de la liberté ! n’est-ce pas ?… Très-bien. J’en suis charmé. Toute terre me paraîtra bonne après une telle quantité d’eau ! »