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tions de ce genre. Si nos sentiments sont bons, si notre cœur est épanoui, laissons-nous aller franchement à cet élan, dût-il entraîner pour nous de la perte au lieu de profit. Qu’en dites-vous, Charity ? »

Regardant alors ses filles pour la première fois depuis qu’il avait entamé ces réflexions, et s’apercevant qu’elles souriaient toutes deux, M. Pecksniff leur lança rapidement un coup d’œil si joyeux, tout en conservant un certain mélange de componction et de finesse, que la plus jeune sœur se sentit entraînée aussitôt à s’asseoir sur ses genoux, à lui enlacer le cou de ses bras, et à l’embrasser vingt fois au moins. Tandis qu’elle s’abandonnait à cette expansion de tendresse, elle se livrait aussi aux éclats du rire le plus immodéré ; la prudente Cherry elle-même s’associa bientôt à ce débordement d’hilarité.

« Allons ! allons ! dit M. Pecksniff, qui fit quitter à sa fille cadette la position qu’elle avait prise, et passa ses doigts dans ses cheveux en reprenant sa physionomie sereine. Qu’est-ce que cette folie-là ? Donnons-nous de garde de rire sans raison, de peur d’avoir à pleurer ensuite. Quoi de neuf à la maison depuis hier ? John Westlock est parti, j’espère ?

— Vraiment non, dit Charity.

— Non ? répéta le père. Et pourquoi ? Le terme de sa pension expirait hier au soir. Sa malle était faite, je le sais ; car je l’ai vue le matin debout contre le mur.

— Il a passé la nuit dernière au Dragon, répondit la jeune fille, et il a eu M. Pinch à dîner. Ils sont restés toute la soirée ensemble, et M. Pinch n’est rentré ici que très-tard.

— Et ce matin, p’pa, dit Mercy avec sa vivacité habituelle, quand je l’ai aperçu sur l’escalier, il avait l’air, ô grand Dieu ! il avait l’air d’un monstre !… avec sa figure de toutes les couleurs, ses yeux aussi hébétés que si on venait de les faire bouillir, sa tête qui le faisait souffrir horriblement, j’en suis sûre, rien que de l’avoir vue, et ses habits qui sentaient, oh ! c’est impossible de dire comme c’était fort… »

Ici la jeune fille frissonna.

« Qui sentaient la fumée de tabac et le punch. »

M. Pecksniff dit avec sa cordialité accoutumée, bien que de l’air d’un homme qui sent l’injure sans se plaindre :

« Je pense que M. Pinch aurait dû éviter de choisir pour sa société un homme qui, après de longues relations, a essayé, vous le savez, de blesser mes sentiments. Je n’affirmerais pas que cela soit délicat de la part de M. Pinch. Je n’affirmerais