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ouvert largement la route dans la vie, alors nous pourrons jeter un regard en arrière sur cette séparation, et trouver qu’elle fut triste. Mais maintenant ! maintenant je vous jure que je n’aurais pas voulu la voir s’accomplir sous de plus favorables auspices ; il m’en aurait trop coûté de partir, si ce n’était pas pour obéir à la nécessité.

— Oui, oui. Je pense de même. Quand partez-vous ?

— Ce soir. Nous nous dirigerons ce soir vers Liverpool. Dans trois jours, m’a-t-on dit, un vaisseau doit quitter le port. Avant un mois, peut-être serons-nous arrivés. Eh bien ! qu’est-ce qu’un mois ? Que de mois se sont écoulés depuis notre dernière séparation !

— C’est bien long, quand on y pense après, dit Mary, s’associant à sa bonne humeur, mais cela passe si vite !

— Ce n’est rien du tout, s’écria Martin. Cela va me changer de place : je verrai du pays, d’autres gens, d’autres mœurs ; j’aurai d’autres soucis, d’autres espérances. Le temps aura des ailes. Je ne crains aucune épreuve, pourvu que j’aie de l’activité. »

Il ne pensait pas seulement au chagrin qu’il laissait à la jeune fille, quand il faisait si bon marché de leur séparation, ainsi que de l’avenir monotone et de l’accablante anxiété qu’elle aurait à subir jour par jour. Quoi ! il n’y avait pas une note discordante dans ce chant de bravoure où perçait visiblement le sentiment personnel, quelque élevé qu’en fût le ton ! Mais Mary ne s’en apercevait pas. Le contraire eût mieux valu, peut-être ; mais enfin c’était comme cela. Elle prêtait l’oreille aux accents de ce cœur impétueux, qui, pour l’amour d’elle, avait rejeté comme une vile écume tous les avantages de la fortune, sans tenir compte des dangers et des privations, pourvu qu’elle fût calme et heureuse, et elle n’entendait rien de plus. Le cœur où l’égoïsme n’a pas trouvé de place pour y dresser son trône a peine à reconnaître la présence de cette passion hideuse, quand il l’a sous ses yeux. De même que, dans l’ancien temps, il fallait être soi-même possédé du démon pour voir les mauvais esprits s’emparer de l’âme des autres hommes ; de même, il y a dans le vice une fraternité qui fait que ceux qui en sont possédés se reconnaissent mutuellement dans les recoins où ils se cachent, tandis que la vertu est incrédule et aveugle.

« Le quart est passé !… cria M. Tapley, du ton de l’avertissement.