Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ne dites point que nous tombons dans l’ivresse, p’pa, s’écria l’aînée des miss Pecksniff.

— Quand je dis nous, ma chère, répliqua le père, j’entends par là l’humanité en général, la race humaine, considérée en corps, et non pas individuellement. Il n’y a rien de personnel dans ma morale, mon amour. Même une chose telle que celle-ci, dit encore M. Pecksniff en passant l’index de sa main gauche sur le papier brun appliqué au sommet de sa tête, un petit accident, une calvitie, quoi que ce soit enfin, nous rappelle que nous ne sommes que… »

Il allait dire : « des vers ; » mais se souvenant que l’on ne voit guère de vers sur les chevelures, il substitua à cette expression celle de : « Chair et sang. »

« Ce qui, s’écria M. Pecksniff, après une pause, durant laquelle il sembla avoir cherché, mais sans succès, une autre morale, ce qui est également très-attendrissant. Ma chère Mercy, ranimez le feu et écartez les cendres. »

La jeune fille obéit. Cette besogne faite, elle reprit son tabouret, posa un bras sur les genoux de son père, et appuya contre son bras sa joue florissante de fraîcheur. Miss Charity rapprocha sa chaise du feu, comme pour se préparer à entamer une conversation, puis elle leva les yeux sur son père.

« Oui, dit M. Pecksniff après une nouvelle et courte pause, durant laquelle il avait pris un sourire silencieux en balançant sa tête devant le feu, j’ai eu la chance d’atteindre mon but. Nous allons avoir bientôt un pensionnaire de plus à la maison.

— Un jeune homme, papa ? demanda Charity.

— O-o-oui, un jeune homme, dit M. Pecksniff. Il désire profiter de l’inestimable occasion qui s’offre à lui d’unir les avantages de la meilleure éducation pratique architecturale au confortable d’une vie de famille et à la société constante de personnes qui, tout humble qu’est leur sphère, toute bornée qu’est leur capacité, ne sont ni négligentes ni oublieuses de leur responsabilité morale.

— Oh ! p’pa ! s’écria Mercy, levant son doigt avec malice, voir à l’annonce ci-dessous. »

— Espiègle, espiègle fauvette ! » dit M. Pecksniff.

Nous devons faire observer, à propos du nom de « fauvette », donné par M. Pecksniff à sa fille cadette, que celle-ci ne possédait aucune qualité vocale, mais que M. Pecksniff avait l’habitude d’employer fréquemment tel mot qui se présentait à sa pensée, dès qu’il lui semblait sonner harmonieusement et ar-