Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/267

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gager comme mousse, et beaucoup trop inexpérimenté pour être admis en qualité de matelot. Son extérieur, ses manières, militaient mal d’ailleurs en faveur de toute proposition de ce genre ; et cependant il y était réduit : car, en admettant qu’il se résignât à débarquer en Amérique sans posséder un sou vaillant, il n’avait plus même maintenant de quoi payer les plus modestes frais de passage et de nourriture.

Par une de ces contradictions étranges qui se retrouvent chez la plupart des hommes, durant tout ce temps-là il n’eut jamais de doute sur la possibilité, sur la certitude même de faire sa fortune dans le Nouveau-Monde, s’il pouvait seulement y arriver. À mesure que les circonstances lui devenaient plus pressantes et que les moyens de passer en Amérique reculaient devant lui, il se réjouissait davantage de la conviction que l’Amérique était le seul endroit où il pût espérer de réussir, et se cassait la tête à penser que les émigrants qui allaient partir avant lui, lui couperaient l’herbe sous le pied et usurperaient les avantages qu’il convoitait si ardemment. Souvent il songeait à John Westlock, et, regardant partout s’il l’apercevait, il lui arriva de se promener trois jours de suite dans Londres tout exprès pour le rencontrer. Mais quoique toutes ses démarches eussent été vaines, quoique, s’il l’avait vu, il ne se fût pas fait scrupule de lui emprunter de l’argent, et quoiqu’il fût certain que John lui en eût prêté, cependant il ne put prendre sur lui d’écrire à Pinch pour lui demander l’adresse de Westlock ; car, bien qu’il aimât Tom à sa manière, comme nous l’avons vu, il ne pouvait supporter l’idée, lui qui se trouvait si supérieur à ce brave garçon, de faire de lui le marchepied de sa fortune, et d’être pour lui autre chose qu’un patron ; sa fierté se révoltait tellement contre cette idée, qu’elle le retenait même en ce moment.

Cependant il y eût cédé, nul doute même qu’il n’y eût cédé bientôt, sans une circonstance étrange et tout à fait inattendue.

Les cinq semaines s’étaient écoulées en entier, et Martin était dans une situation désespérée, lorsqu’en rentrant un soir, et pendant qu’il allumait sa chandelle au bec de gaz du comptoir avant de gravir tristement l’escalier qui menait à sa chambre, il entendit l’hôtelier l’appeler par son nom. Or, comme il n’avait pas confié son nom à cet homme, et qu’au contraire même il le lui avait soigneusement caché, il ne fut pas médiocrement surpris de cette circonstance ; il laissa paraître un