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sinon même en entier, sur les soins qu’il donnait à des élèves ; or, les revenus qu’il ramassait dans cette spécialité par laquelle il variait et tempérait de plus graves travaux, ne sauraient guère passer à la rigueur pour être besogne d’architecte. Son génie brillait à prendre dans ses filets les parents et les tuteurs, et à empocher le prix des pensions. La pension d’un jeune gentleman une fois payée, et le jeune gentleman entré dans la maison de M. Pecksniff, M. Pecksniff lui empruntait sa boîte d’instruments de mathématiques, pour peu qu’elle fût montée en argent ou qu’elle eût quelque prix ; de ce moment, il l’engageait à se considérer comme étant de la famille ; il lui faisait de grands compliments sur ses parents ou ses tuteurs, quand l’occasion s’en présentait ; puis il le lâchait dans une chambre spacieuse au deuxième étage sur la façade. Là, en compagnie de tables à dessiner, de parallélographes, de compas aux branches roides et inflexibles, et de deux, peut-être trois autres gentlemen, l’élève s’exerçait durant trois ou cinq ans, selon les conventions, à prendre les hauteurs de la cathédrale de Salisbury à tous les points de vue possibles, et à construire en l’air une énorme quantité de châteaux, de salles de parlement et autres monuments publics. Dans le monde entier peut-être n’existait-il pas un aussi grand nombre de magnifiques édifices en ce genre qu’il ne s’en faisait sous la direction de M. Pecksniff ; et, si les comités du Parlement avaient accordé l’autorisation de bâtir la vingtième partie seulement des églises que l’on érigeait dans cette chambre de la façade, avec l’une ou l’autre des demoiselles Pecksniff prosternée à l’autel pour épouser l’architecte surnuméraire, il n’y eût pas eu besoin d’églises nouvelles, au moins pendant cinq siècles.

« Les biens mêmes de ce bas monde dont nous venons d’user, dit M. Pecksniff, promenant sur la table un regard circulaire quand il eut terminé son repas ; oui, même la crème, le sucre, le thé, les rôties, le jambon…

— Et les œufs, ajouta Charity à voix basse.

— Et les œufs, répéta M. Pecksniff, ont leur côté moral. Voyez comme ils viennent et comme ils s’en vont. Tout plaisir est passager. Nous ne saurions même manger longtemps. Si nous nous laissons trop aller à d’innocents liquides, nous gagnons une hydropisie ; si c’est à des boissons capiteuses, nous tombons dans l’ivresse. Quel sujet de réflexion attendrissant !