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rouges vers son père vêtu de violet, et se régalait par avance d’un veau vert de mer. Puis, à travers la fenêtre, il suivit de l’œil la pluie qui venait battre de biais l’enseigne accrochée à la face de la maison, et inondait la mangeoire préparée à la porte pour les chevaux de passage ; ensuite il revint à la contemplation du feu, où il poursuivit l’image d’un Londres lointain, perdu dans les débris embrasés du fagot pétillant.

Déjà il avait répété plusieurs fois ce manège, et toujours dans le même ordre, comme s’il y était obligé, quand un bruit de roues attira son attention vers la fenêtre, avant que ce fût son tour. Il aperçut une sorte de chariot léger traîné par quatre chevaux, et chargé, autant qu’il pût le reconnaître (car ce véhicule était couvert), de blé et de paille. Le conducteur, qui était seul, s’arrêta à la porte pour faire boire son attelage ; il entra ensuite, en frappant des pieds et secouant son chapeau et ses vêtements mouillés, dans la salle où Martin était assis.

C’était un gros garçon, jeune et haut en couleur, l’air éveillé et de bonne humeur. En s’approchant du feu, il toucha en manière de salut son front luisant avec l’index de son gant de cuir roidi, et dit (observation d’ailleurs assez superflue) que le temps était extraordinairement humide.

« Très-humide, dit Martin.

— Je ne sais pas si jamais j’en ai vu de plus humide.

— Je n’en ai jamais vu non plus, » dit Martin.

Le conducteur regarda le pantalon de Martin, tout taché de boue, ses manches de chemise toutes mouillées, son habit qui était à sécher au feu, et, après une pause il dit en réchauffant ses mains :

« Vous y avez été pincé, monsieur ?

— Oui, répondit brièvement Martin.

— Vous étiez à cheval sans doute ? demanda le conducteur.

— J’en aurais bien pris un, mais je n’en ai pas.

— C’est fâcheux.

— Oh ! dit Martin, s’il n’y avait que ça ! »

Or, si le conducteur avait dit : « C’est fâcheux, » ce n’était pas tant pour le plaindre de n’avoir pas de cheval que parce que Martin avait prononcé ces mots : « Je n’en ai pas, » avec le désespoir profond et le ton de mauvaise humeur que justifiait trop sa position, ce qui naturellement donnait grandement à penser à son interlocuteur. Martin plongea ses mains dans ses poches et se mit à siffler, après cette réponse, comme