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naux, et où elle pratiquait d’innombrables rigoles qui ressemblaient à autant de réservoirs et de gouttières. Elle tombait en clapotant sur l’herbe et métamorphosait chaque sillon des champs labourés en une sorte de canal boueux. Nulle part on n’apercevait une créature vivante : le tableau présent à ses yeux ne pouvait pas être plus triste et plus désolé, quand tout le règne animal se serait délayé dans l’eau pour se répandre sur la terre sous cette forme nouvelle de boue liquide.

Le spectacle que le voyageur solitaire contemplait au-dedans de lui-même était absolument aussi gai que les scènes extérieures dont il était témoin. Pas un ami, pas d’argent. Indigné au plus haut point, profondément blessé dans sa fierté et son amour-propre, roulant des plans d’indépendance qu’il était parfaitement impuissant à réaliser, il était dans un état de perplexité qui eût réjoui le cœur de son plus mortel ennemi. Ajoutons à la liste de ses maux qu’il se sentait mouillé jusqu’à la peau et pénétré de froid jusqu’à l’âme.

Dans cette situation déplorable, il se rappela le livre de M. Pinch, plutôt parce que c’était un fardeau incommode que par l’espérance de trouver quelque soulagement dans ce cadeau d’adieu. Il regarda au dos le titre à demi effacé, et, trouvant que c’était un vieux volume du Bachelier de Salamanque, en langue française, il fulmina vingt imprécations contre l’imbécillité de Tom Pinch. Dans sa mauvaise humeur et son dépit, il était au moment de lancer au loin le livre, quand il songea à la marque que Tom avait dû faire à une page ; et, ouvrant le volume à cet endroit afin d’avoir un sujet de plus de se plaindre de lui pour avoir supposé que quelque vieille bribe de la sagesse du Bachelier pût l’égayer dans de si tristes circonstances, il trouva…

Admirable ! admirable ! c’était peu de chose, mais c’était tout ce que Tom possédait : le demi-souverain. Tom l’avait enveloppé à la hâte dans un morceau de papier qu’il avait attaché avec une épingle à la page cornée. À l’intérieur, les mots suivants avait été griffonnés au crayon : « Je n’ai pas besoin de cet argent ; si je le gardais, je ne saurais qu’en faire. »

Tom, il y a de ces mensonges sur lesquels les hommes montent au ciel, comme sur des ailes radieuses. Il y a de ces vérités froides, amères, insolentes, dont se piquent vos savants du monde, et qui vous tiennent les hommes attachés à la terre par de lourdes chaînes. Qui donc à l’heure de la