Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/212

Cette page a été validée par deux contributeurs.

La toute petite table isolée servant aux repas et aux plaisirs de société était au pupitre et autres objets de commerce dans la même proportion que l’étaient les grâces et les innocentes récréations de la vie à la personne du vieillard et de son fils, toujours à la poursuite de la fortune. Cette table avait été tirée pour le dîner. Anthony lui-même était assis devant le feu ; il se leva pour recevoir son fils et ses belles cousines quand elles entrèrent.

Un ancien proverbe dit que nous ne devons pas nous attendre à trouver de vieilles têtes sur de jeunes épaules. À quoi l’on peut ajouter que, si par hasard nous rencontrons cette combinaison anormale, nous éprouvons une forte tentation de trancher cette union monstrueuse, rien que par le besoin que nous avons naturellement de voir chaque chose à sa place. Il est assez probable que bien des hommes, sans être violents le moins du monde, eussent senti naître en eux cette pensée dès la première fois qu’ils auraient fait connaissance avec M. Jonas. Mais une fois qu’ils l’auraient vu de plus près dans sa propre maison, et qu’ils se seraient assis avec lui à sa table, il est certain qu’il ne leur aurait plus été possible de penser à autre chose.

« Eh bien ! vieux revenant ! dit M. Jonas, donnant à son père ce surnom respectueux ; le dîner est-il prêt ?

— Je crois qu’il l’est, répondit le vieillard.

— La belle réponse ! reprit le fils. « Je crois qu’il l’est !… » me voilà bien avancé.

— Ah !… je n’en suis pas sûr, dit Anthony.

— Vous n’en êtes pas sûr ? répliqua le fils en baissant un peu la voix. Non. Vous n’êtes jamais sûr de rien, vous. Donnez-moi votre chandelier. J’en ai besoin pour éclairer les jeunes demoiselles. »

Anthony lui tendit un vieux chandelier de cuisine tout branlant. Muni de cet ustensile, M. Jonas conduisit les deux sœurs vers la chambre à coucher voisine, où il les laissa se débarrasser de leurs châles et de leurs chapeaux ; puis, revenant dans le salon, il s’occupa du soin de déboucher une bouteille de vin, d’aiguiser le couteau à découper et de marmotter des compliments à son père, jusqu’au moment où les demoiselles Pecksniff et le dîner firent ensemble leur entrée.

Le repas se composait d’un gigot de mouton rôti avec des légumes et des pommes de terre. Ces mets exquis ayant été posés sur la table par une vieille femme qui avait ses souliers en