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poussant du coude miss Charity. Je serais venu plus tôt vous voir ; mais je ne savais où vous trouver. Comme vous vous êtes sauvée, l’autre jour !…

— Ne fallait-il pas que je suivisse mon papa ? répondit miss Charity.

— Encore s’il m’avait donné son adresse ! je vous aurais trouvée plus tôt. Eh bien, même aujourd’hui, je ne vous aurais pas trouvée, si je ne l’avais rencontré ce matin dans la rue. Quel malin singe ! Est-il assez doucereux et sournois ! un vrai chat, quoi ! n’est-ce pas ?

— Je vous invite à vouloir bien parler plus respectueusement de mon papa, monsieur Jonas, dit Charity. Je ne saurais vous permettre de tenir un pareil langage, même pour plaisanter.

— Ma foi, libre à vous de dire tout ce qu’il vous plaira de mon père ; je vous en donne pleine permission, dit Jonas. Celui-là, je crois que ce n’est pas du sang, mais un courant de bile qui lui coule dans les veines. Quel âge pensez-vous qu’ait mon père, dites, cousine ?

— Il doit être âgé, pour sûr, répondit miss Charity, mais c’est un beau vieillard.

— Un beau vieillard !… répéta Jonas en frappant avec colère sur le fond de son chapeau. Il serait pourtant bien temps qu’il songeât à cesser de l’être. Imaginez-vous qu’il a quatre-vingts ans !

— Lui, vraiment ?

— Et, ma foi ! s’écria Jonas, maintenant le voilà arrivé si loin sans avoir rendu ses comptes, que je ne vois pas trop ce qui pourra l’empêcher d’aller jusqu’à quatre-vingt-dix ans, et même cent. Un homme qui aurait un peu de délicatesse ne serait-il pas honteux d’être encore là à quatre-vingts ans ? Je serais curieux de savoir ce qu’il a fait de sa religion quand il transgresse ainsi la lettre de la Bible. Soixante-dix ans, c’est déjà bien joli ; nul homme, pour peu qu’il ait de conscience et comprenne ce qu’on a le droit d’attendre de lui, n’a besoin de vivre plus longtemps. »

Peut-être verra-t-on avec étonnement que M. Jonas fit une telle allusion à un semblable livre pour un pareil objet. Mais qui donc pourrait révoquer en doute ce vieux dicton que quand le diable se déguise en bourgeois, il cite la Sainte-Écriture pour l’appliquer à ses fins ? Il n’y a qu’à se donner la peine de regarder autour de soi, et l’on en trouverait plus