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personne, monsieur. À parler en artiste, je crois pouvoir me risquer à dire que ses contours sont gracieux et corrects. » M. Pecksniff ajouta, en essuyant ses mains avec son mouchoir et consultant d’un regard scrutateur le visage de son cousin à chaque parole, pour en étudier l’effet : « Je suis naturellement fier, si je puis employer cette expression, d’avoir une fille taillée sur les meilleurs modèles.

— Elle paraît avoir l’humeur vive, fit observer Martin.

— Juste ciel ! dit M. Pecksniff, c’est tout à fait remarquable. Vous avez défini son caractère, mon cher monsieur, aussi bien que si vous la connaissiez depuis son enfance. Si elle a l’humeur vive ! Je vous assure, monsieur, que sa gaieté jette un charme délicieux sur notre modeste demeure.

— Nul doute, répliqua le vieillard.

— D’autre part, reprit M. Pecksniff, Charity est remarquable pour l’énergie de son esprit et l’élévation de ses sentiments, si un père n’est pas suspect de partialité en s’exprimant ainsi sur le compte de ses filles. Il règne entre elles une affection extraordinaire, mon cher monsieur ! Permettez-moi de boire à votre santé. Que Dieu vous bénisse !

— Il y a un mois, dit Martin, j’étais bien loin de penser que je romprais le pain et partagerais le vin avec vous. À votre santé. »

Sans se laisser déconcerter par la brusquerie extraordinaire avec laquelle ces dernières paroles avaient été prononcées, M. Pecksniff le remercia vivement.

« Maintenant je vous quitte, dit Martin, posant son verre après l’avoir à peine effleuré de ses lèvres. Mes chers amis, bonjour ! »

Mais cette manière de dire adieu de loin ne suffisait pas à la tendresse des jeunes filles qui voulurent embrasser encore M. Chuzzlewit de tout leur cœur et l’enlacer étroitement de leurs bras. Leur nouvel ami se prêta à ces dernières caresses de meilleure grâce qu’on n’eût pu s’y attendre de la part d’un homme qui, peu d’instants auparavant, venait de répondre si durement au toast de leur père. Après cet échange d’amitiés, Martin prit à la hâte congé de M. Pecksniff et se retira, reconduit jusqu’à la porte par le père et les filles qui restèrent sur le seuil, envoyant des baisers avec la main et le visage rayonnant d’affection, jusqu’à ce que le vieillard eût disparu, bien que ce dernier ne se fût pas retourné une seule fois après être sorti de la maison.