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rituelle des deux demoiselles Pecksniff et les inquiétudes que causait à Mme Todgers l’appétit formidable des convives, étaient peut-être moins remarquables encore que l’aplomb de ce drôle de corps qui ne s’effrayait de rien et ne se laissait jamais déconcerter. Si quelque pièce de vaisselle, assiette ou autre, venait à lui glisser des mains (et ce n’était pas rare), il la laissait aller avec une bonne grâce parfaite, sans jamais ajouter aux pénibles émotions de la compagnie en émettant le moindre regret. Il ne s’avisait pas non plus, en courant précipitamment çà et là, de troubler le repos des convives, comme c’est l’habitude des domestiques bien dressés : au contraire, sentant bien qu’il ne pouvait rendre que des services insuffisants à tant de monde, il laissait les gentlemen prendre eux-mêmes tout ce dont ils avaient besoin, et ne s’éloignait guère de la chaise de M. Jinkins, derrière laquelle il s’était planté, les mains dans les poches, les jambes écartées, riant le premier de tout ce qui se disait, et jouissant pleinement de la conversation.

Le dessert fut splendide, et pas de temps d’arrêt. Les assiettes à pouding se lavaient à mesure dans un petit baquet derrière la porte, tandis qu’on mangeait le fromage ; et, si elles étaient encore humides et chaudes par suite de cette opération, elles n’en étaient pas moins prêtes à temps pour reparaître sur la table au moment opportun. Des litres d’amandes, des douzaines d’oranges, des livres de raisins secs, des tas de pruneaux, des assiettes à soupe toutes pleines de noix. Oh ! la maison Todgers, quand elle voulait, faisait bien les choses, n’ayez pas peur !

On servit aussi des vins : vins rouges, vins blancs ; puis un grand bol de punch, préparé par les soins du gentleman gastronome, qui conjura les demoiselles Pecksniff d’excuser les modestes dimensions de ce vase, disant qu’il y avait en réserve les matériaux nécessaires pour brûler une demi-douzaine de bols de punch de la même grandeur. Bon Dieu ! comme elles se mirent à rire ! et comme elles toussèrent en goûtant le punch, parce qu’il était trop fort ! Et comme derechef elles rirent aux éclats quand quelqu’un insinua que, sauf la couleur, on eût pu se tromper et prendre ce punch pour du lait, vu son innocence ! Quel cri énergique de « Non ! non ! » poussé par les gentlemen, quand les demoiselles Pecksniff supplièrent M. Jinkins de faire mettre dans ce punch un peu d’eau chaude ! et, comme en rougissant, chacune