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treinte de M. Pecksniff pour embrasser elle-même miss Charity. On n’a jamais su bien exactement si elle avait en cela obéi à l’irrésistible impulsion de l’amitié qu’elle ressentait pour cette jeune personne, ou si son mouvement avait eu pour cause une ombre de mécontentement, tranchons le mot, une expression dédaigneuse que Charity avait laissé lire sur ses traits. Quoi qu’il en soit, M. Pecksniff se mit en devoir d’instruire ses filles du fait et des détails de l’invitation collective dont nous venons de parler. En résumé, les gentlemen du commerce qui formaient la moelle et la substance de ce nom collectif, c’est-à-dire comprenant plusieurs personnes ou plusieurs choses, qu’on appelait Todgers, désiraient avoir l’honneur de voir ces demoiselles à la table générale aussi longtemps qu’elles habiteraient la maison, et les suppliaient de vouloir bien embellir de leur présence le dîner du lendemain, qui était un dimanche. Il ajouta que Mme Todgers ayant consenti, pour sa part, à cette invitation, il ne demandait pas mieux que de l’accepter aussi. Il quitta donc ses filles pour aller écrire sa gracieuse réponse, tandis qu’elles s’armaient de leur plus beau chapeau pour éclipser et écraser Mlle Pinch.

La sœur de Tom Pinch était institutrice dans une famille, une famille de la haute volée, la famille du plus riche fondeur de bronze et de cuivre qu’il y eût peut-être dans le monde entier. C’était à Camberwell, dans une maison si grande et si imposante, que son extérieur seul, comme les dehors d’un château de géant, imprimait la terreur dans l’esprit du vulgaire et intimidait les plus hardis. Une large porte fermait la propriété ; tout auprès se trouvait une grosse cloche, dont la chaîne était déjà faite pour exciter l’admiration ; puis une loge spacieuse, qui, attenante au corps de logis principal, masquait peut-être la vue du dehors, mais au-dedans ne la rendait que plus imposante. À cette entrée, un grand portier faisait constante et bonne garde ; et, quand il avait accordé au visiteur le laissez-passer, il agitait une seconde grosse cloche : à cet appel paraissait, au moment précis, sur le seuil de la porte d’entrée, un grand valet de pied, qui avait sur son habit de livrée tant de longues aiguillettes qu’il passait son temps à s’accrocher, à s’enchevêtrer dans les chaises et les tables, et menait une vie de tourment, qui ne pouvait se comparer qu’au supplice d’une mouche à viande, prise au milieu d’un monde de toiles d’araignée.

Ce fut vers cette maison que M. Pecksniff, accompagné de