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cosse ou du nord de l’Angleterre avaient bien pu y parvenir, il est vrai, mais à la condition de mettre en réquisition quelque petit pauvre, né à Londres, et de s’en faire escorter en qualité de cicérone, ou bien de s’accrocher avec ténacité au facteur de la poste. Mais c’étaient là de rares exceptions et qui ne servaient qu’à mieux démontrer la règle : à savoir que la maison Todgers était située dans un labyrinthe dont le mystère n’était connu que d’un petit nombre d’initiés.

Plusieurs commissionnaires en fruits avaient leurs dépôts près de la maison Todgers ; et l’une des premières impressions que recevaient les sens des étrangers était une odeur d’oranges, d’oranges gâtées, piquées de taches bleues ou vertes, moisissant en caisses ou se détériorant en cave. Tout le long du jour, une file de porteurs venant des quais de la rivière voisine, le dos chargé d’une caisse d’oranges pleine à en craquer, cheminaient lentement à travers les rues étroites ; tandis que sous une voûte, près d’une taverne, les tas d’oranges dont on se régalait sur place étaient empilés du matin au soir. Non loin de la maison Todgers, il y avait d’étranges pompes n’appartenant à personne, cachées pour la plupart au fond de passages obscurs et tenant compagnie à des échelles à incendie. Il y avait aussi des églises par douzaines, avec maint petit cimetière mélancolique tout couvert de cette végétation désordonnée qui naît spontanément de l’humidité des tombes et des ruines. Dans quelques uns de ces tristes lieux de repos, qui ressemblaient à peu près autant aux verts cimetières de campagne que les pots de terre placés sur les fenêtres qui les dominaient, et contenant du réséda vulgaire ou de la giroflée commune, ressemblaient aux jardins rustiques, il y avait des arbres, de grands arbres : chaque année, au retour de la belle saison, ces arbres donnaient des feuilles ; mais, à en juger par la longueur de leurs rameaux, on pouvait s’imaginer qu’ils regrettaient la forêt, leur patrie première, comme l’oiseau en cage regrette son nid. La nuit, de vieux watchmen paralysés gardaient les corps des décédés, et cela durant bien des années, jusqu’à ce qu’enfin ils fussent pour leur propre compte descendus au lieu du rendez-vous général et fraternel ; et, sauf que ces invalides dormaient alors plus profondément sous terre qu’ils ne l’avaient jamais fait quand ils étaient de ce monde, sauf qu’ils étaient maintenant enfermés dans une autre sorte de boîte que leur guérite, on pouvait dire que leur condition avait