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« Je leur apprendrai, s’écria Chevy Slyme, j’apprendrai à tous les hommes que je n’ai pas une de ces natures basses, rampantes, soumises, qu’ils rencontrent communément. J’ai un esprit indépendant. J’ai un cœur qui bat dans ma poitrine. J’ai une âme qui s’élève au-dessus des considérations de ce monde.

— Ô Chiv ! Chiv ! murmura M. Tigg, vous avez une noble et indépendante nature, Chiv !

— Vous, monsieur, à la bonne heure ! vous pouvez aller si bon vous semble, dit M. Slyme courroucé, emprunter de l’argent pour des dépenses de voyage : mais, quels que soient ceux auxquels vous empruntez, apprenez-leur que je possède un esprit altier, un esprit fier, qu’il y a dans ma nature délicate des cordes sensibles qui ne supportent point de patronage. Entendez-vous ? Dites-leur que je les déteste, et que c’est comme ça que je prétends garder ma dignité ; dites-leur que jamais homme ne s’est respecté plus que moi. »

Il eût pu ajouter qu’il détestait deux sortes d’hommes : tous ceux qui l’obligeaient, et tous ceux qui étaient plus heureux que lui, comme si, dans l’un et l’autre cas, leur position était une insulte à un personnage d’un mérite aussi distingué que le sien. Mais il n’ajouta rien : car, immédiatement après ces belles paroles, M. Slyme, cet homme d’un esprit trop altier pour travailler, pour demander, pour emprunter ou pour voler, et cependant assez bas pour permettre qu’on travaillât, qu’on empruntât, qu’on demandât ou qu’on volât en sa faveur, pourvu qu’on lui tirât les marrons du feu ; trop insolent pour flatter la main qui le nourrissait, mais assez lâche pour la mordre et la déchirer dans l’ombre ; immédiatement après ces belles paroles, disons-nous, M. Slyme laissa tomber sa tête en avant sur la table, et fut pris d’un sommeil subit.

« Y eut-il jamais, s’écria M. Tigg en allant rejoindre les deux jeunes gens et fermant soigneusement la porte derrière lui, un esprit aussi indépendant que celui de cet être extraordinaire ? Y eut-il jamais un homme qui possédât un tour de pensée aussi classique et une simplicité de nature plus sénatoriale ? Y eut-il jamais chez aucun homme un tel flux d’éloquence ? Je vous le demande, mes gentlemen, n’eût-il pas été digne de s’asseoir sur le trépied, dans les siècles antiques, et n’eût-il pas eu le plus ample don de prophétie, pourvu qu’on lui fournît d’abord, aux frais du public, une ration de grog au gin ? »