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tion classique, je suis plein de génie ; je suis plein de connaissances, je suis plein d’aperçus nouveaux sur tout sujet ; et pourtant, voyez ma situation ! En ce moment, je suis l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge ! »

M. Tigg remplit le verre de Slyme, le lui remit en main, et fit signe aux deux visiteurs qu’ils ne tarderaient pas à voir son ami sous un jour plus favorable.

« Je suis l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge !… répéta M. Slyme, après avoir saisi son verre d’un air boudeur. Ah ! très-bien ! Et pendant ce temps, une foule de charlatans arrivent à la célébrité ! des gens qui ne sont pas plus à ma hauteur que… Tigg, je vous prends à témoin qu’on ne traite pas un chien comme je suis traité dans ce monde ingrat et perfide. »

Et, poussant un gémissement assez semblable au hurlement que fait entendre l’animal dont il venait de parler dans son état d’humiliation le plus désespéré, M. Slyme porta de nouveau son verre à sa bouche. Il y puisa quelque énergie ; car, après avoir posé le verre, il se mit à rire dédaigneusement. Là-dessus, M. Tigg adressa encore aux visiteurs les gestes les plus expressifs, comme pour les prévenir que l’instant était venu où Chiv allait leur apparaître dans toute sa grandeur.

« Ha ! ha ! ha ! dit en riant M. Slyme. Moi, l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge ! Et quand je pense, Tigg, que j’ai un oncle opulent, qui pourrait acheter les oncles de cinquante étrangers ! L’ai-je, ou ne l’ai-je pas ? Je suis de bonne famille, ce me semble ? En suis-je, ou n’en suis-je pas ? Je ne suis pas, je crois, un homme d’une capacité commune, d’un mérite ordinaire. Le suis-je, ou ne le suis-je pas ?

— Vous êtes, mon cher Chiv, dit M. Tigg, l’aloès américain de l’espèce humaine, l’aloès qui ne fleurit qu’une fois tous les cent ans !

— Ha ! ha ! ha ! ricana de nouveau M. Slyme. Moi, l’obligé de deux étrangers pour une note d’auberge ! Moi, l’obligé de deux apprentis architectes, de deux individus qui mesurent le terrain avec des chaînes de fer et construisent des maisons comme des maçons ! Apprenez-moi les noms de ces deux apprentis. Comment ont-ils le front de m’obliger ?… »

M. Tigg était presque confondu d’admiration devant ce noble trait du caractère de son ami, comme il le témoigna à M. Pinch dans un petit ballet-pantomime, expression spontanée de son enthousiasme en délire.