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CHAPITRE VI.

Qui comprend, entre autres matières importantes, sous le double rapport pecksniffien et architectural, une relation exacte des progrès faits par M. Pinch dans la confiance et l’amitié du nouvel élève.


C’était le matin. La belle Aurore, sur qui l’on a tant écrit, dit et chanté, vint de ses doigts de roses pincer et geler le nez de miss Pecksniff. C’était la folâtre habitude de la déesse dans son commerce avec la belle Cherry, ou, pour employer un langage plus prosaïque, le bout de ce trait du visage de la douce jeune fille était toujours très-rouge au moment du déjeuner. La plupart du temps, en effet, à cette heure du jour, ce nez avait un air d’une engelure égratignée : on eût dit un nez râpé. Un phénomène semblable se produisait parallèlement dans l’humeur de Charity, qui tournait à l’aigre, comme si un gros citron (soit dit au figuré) avait été pressé dans le nectar de son esprit pour en aciduler la saveur.

Cette addition d’âcreté chez la jeune et belle créature produisait, dans les circonstances ordinaires, quelques petites conséquences : par exemple, c’était le thé de M. Pinch qu’on lavait à grande eau, ou bien il ne se trouvait plus assez de beurre pour M. Pinch, qui se voyait réduit à la ration congrue, ou bien d’autres bagatelles de ce genre. Mais, le matin qui suivit le banquet d’installation, elle permit à M. Pinch de s’exercer tout à l’aise sur les provisions solides et les liquides en pleine liberté et sans contrôle : aussi, tout étonné et tout confus, tel enfin que le malheureux prisonnier qui est rendu à la liberté dans sa vieillesse, il ne savait quel usage faire de son élargissement, en proie à une sorte d’embarras timide, faute d’une main amicale qui lui mesurât son pain ou lui retranchât un morceau de sucre, ou enfin qui lui accordât quelque autre petite attention délicate à laquelle il était habitué. Il y avait aussi quelque chose d’effrayant dans l’aplomb du nouvel élève qui « dérangeait » M. Pecksniff pour lui demander du pain, et qui, avec tout le sang-froid du monde, ne se gênait pas pour prélever une tranche sur le propre et privé lard de ce gentle-