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et son sang se glaçait dans ses veines ; le fantôme avait suivi son mouvement et se tenait toujours derrière lui ; ce cadavre qu’il n’avait pas perdu de vue un instant le matin, il l’avait maintenant à ses trousses, et sans relâche. Il s’adossa à un talus, le long de la route ; le fantôme se posta au-dessus de lui, et il le voyait parfaitement, malgré les ténèbres ; il se jeta à terre, se coucha sur le dos ; le fantôme se tint près de sa tête, tout droit, silencieux et immobile, semblable à une pierre sépulcrale avec l’épitaphe tracée en lettres de sang.

Qu’on ose parler après cela des assassins qui échappent à la justice ! Qu’on vienne nous dire qu’il faut que la Providence sommeille ! Une seule longue minute passée dans ce paroxysme de terreur ne valait-elle pas mille morts violentes ?

Dans un champ, près de la route, il y avait un hangar qui lui offrit un abri pour la nuit. Devant la porte étaient plantés trois grands peupliers dont le vent agitait les branches avec un sifflement sinistre. Le brigand était hors d’état de continuer sa route avant le retour du jour ; il se blottit contre le mur… Mais là de nouvelles tortures l’attendaient.

Il eut une vision aussi obstinée et plus terrible que celle à laquelle il venait de se soustraire : ces yeux hagards et ternes, que le matin il avait préféré regarder plutôt que de se les figurer cachés sous la couverture, ses deux yeux lui apparurent au milieu des ténèbres ; ils brillaient, mais ne répandaient autour d’eux aucune clarté ; il n’y en avait que deux, et ils étaient partout. Si lui-même fermait les yeux, il voyait par la pensée la chambre de la victime avec les moindres objets qu’elle renfermait, et chacun d’eux à sa place accoutumée. Le cadavre aussi était à sa place, et les yeux étaient tels qu’il les avait vus en quittant la chambre. Il se leva et s’élança dans les champs : l’apparition l’y suivit ; il revint sous le hangar et se tapit de nouveau contre le mur : avant qu’il eût eu le temps de s’étendre à terre, les deux yeux étaient déjà là devant lui.

Il resta ainsi en proie à une terreur inexprimable, tremblant de tous ses membres, une sueur froide s’échappant de tous ses pores. Tout à coup un tumulte lointain domina le bruit du vent et l’on entendit des cris de désespoir et des exclamations de surprise ; il trouva quelque soulagement à entendre des voix humaines dans ce lieu solitaire, bien que ce fût pour lui une cause sérieuse d’alarme. Il retrouva ses forces et son énergie en présence d’un danger personnel, et, se levant précipitamment, il s’élança hors du hangar.