Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/84

Cette page a été validée par deux contributeurs.

même instant, sa main reste suspendue en entendant un grand vacarme parmi les baronnets et baronnettes, qu’on élevait à l’étage supérieur dans une tour dont les fenêtres étaient garnies en dehors d’une grille de fer pour les empêcher de tomber de là dans le fossé.

« Si j’étais garçon, dit le baron en soupirant, j’en aurais déjà fini cinquante fois sans qu’on vînt m’interrompre.

« — Holà ! qu’on me porte un pot de vin et une grande pipe dans la petite chambre voûtée derrière le salon. »

« Un domestique, plein de docilité, exécuta l’ordre du baron en moins d’une demi-heure, et Von Koëldwethout, averti que tout est prêt, se rendit à grands pas dans la chambre voûtée, dont les lambris d’un bois sombre reluisaient de l’éclat des flammes du foyer. Les bûches étaient empilées dans l’âtre ; la pipe et la bouteille étaient placées sur la table ; c’était, en somme, un cabinet très confortable.

« — Laisse la lampe, dit le baron.

« — Vous ne voulez plus rien, milord ? demanda le domestique.

« — Si ; je veux être seul. »

« Le domestique ne se le fit pas dire deux fois, et le baron mit le verrou.

« Je vais fumer encore une pipe, dit le baron, et puis bonsoir. »

« Mettant donc le couteau sur la table en attendant qu’il en fît usage, et sablant une bonne rasade, le seigneur de Grogzwig se rejeta en arrière dans son fauteuil, les jambes étendues devant le feu, et poussa quelques bouffée de tabac.

« Il se mit à penser à toutes sortes de choses : à ses ennuis présents, à son bon temps de célibat, à ses chevaliers vert pomme, depuis bien des années dispersés je ne sais où. Cependant on savait que l’un d’eux avait eu le malheur d’être pendu, l’autre décapité, quatre autres s’étaient tués à force de boire. Les sangliers et les ours lui trottaient dans la tête, lorsqu’au moment où il portait son verre à ses lèvres pour lui dire un dernier mot, il leva les yeux, et s’aperçut, à sa grande surprise, qu’il n’était pas seul.

« Non, il n’était pas seul. Il y avait là, vis-à-vis de la cheminée, une figure hideuse et qui était assise, les bras croisés, avec des yeux creux et sanglants, la figure ridée, une face cadavéreuse d’une longueur démesurée, encadrée dans une masse de gros vilains cheveux noirs tressés en natte. Le monstre portait une tunique de bleu foncé, demi-deuil ; le baron remarqua même,