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— Comment ! repartit l’autre ; et qui pourrait en douter ? Prenez tous les sujets de chagrin et de regret qu’on peut avoir, et voyez combien il s’y mêle de plaisir secret. Il est vrai que la mémoire d’un plaisir passé peut devenir douloureuse…

— Elle ne l’est que trop, reprit l’autre.

— Elle l’est, c’est vrai. Le souvenir d’un bonheur irréparable est un chagrin, mais un chagrin qui n’est pas sans douceur. Malheureusement, il est inséparable du bien que nous regrettons et de bien des actions qui nous laissent un fond de repentir amer. Et pourtant, dans la vie la plus agitée, j’en suis fermement convaincu, on retrouve encore tant de rayons de soleil pour dorer le passé, qu’il n’y a peut-être pas un mortel, à moins qu’il ne se soit volontairement voué au désespoir, qui acceptât de sang-froid un verre d’eau du Léthé, s’il le trouvait sous sa main.

— C’est encore un point où il est possible que vous n’ayez pas tort, dit le gentleman à tête grise après un moment de réflexion. Je suis disposé à penser là-dessus comme vous.

— Oui, continua l’autre ; le bien, après tout, l’emporte ici-bas sur le mal, quoi qu’en puissent dire les faux sages. Si nos affections causent nos peines, nos affections font aussi notre consolation et notre joie ; et la mémoire, même chargée de tristesse, est encore le lien le meilleur et le plus pur entre ce monde et un monde meilleur. Mais, allons, je vais vous conter à mon tour une histoire d’un autre genre. »

Après un court silence, le joyeux gentleman fit circuler le punch, et, jetant un coup d’œil malin sur la mijaurée, qui semblait dans une crainte mortelle qu’il n’allât conter quelque chose d’inconvenant, il commença ainsi le conte du

BARON DE GROGZWIG.

« Le jeune baron de Koëldwethout, de Grogzwig, en Allemagne, avait autant de droits qu’on peut en avoir à s’intituler baron. Il va sans dire qu’il habitait un château ; naturellement aussi, c’était un vieux château : quel baron allemand a-t-on jamais vu habiter dans un château moderne ? Ce vénérable bâtiment avait des particularités étranges, dont celle que je vais dire n’était pas la moins émouvante et la moins mystérieuse ; à savoir que, quand il faisait du vent, il grondait dans les cheminées, ou même poussait des hurlements dans les arbres de la forêt voisine. Puis aussi, quand il y avait clair de lune, elle s’ouvrait un passage à